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Rossellini, vérité et histoire

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Rossellini, vérité et histoire

Le texte précédent portait sur le rapport d’isomorphisme qu’entretiennent dans les biopics philosophiques de Rossellini l’image de la vérité proposée par les penseurs illustrés et les modes d’illustration cinématographique de ces pensées. La philosophie cartésienne et le visage qu’elle offre de la connaissance commandait les principes esthétiques de la pratique télévisuelle de Rossellini, opérant un partage hiérarchisé entre le son, vecteur de la pensée, et l’image, matière sensorielle. Cette organisation de la vision, Rossellini l’a appelée, à la suite du philosophe morave Comenius, « autopsie », vision directe. Or, à ce pédagogue dont il a fait son maître, Rossellini a aussi emprunté un autre concept qui fonctionne en doublet avec le premier : la « pansophia », le savoir total, que le cinéaste nomme aussi « l’Eden des connaissances »[1]. Le principe d’une vision pure, immaculée, d’une vue de l’esprit servie par les moyens de la télévision est inséparable d’un désir de compilation encyclopédique qui rassemble la somme des faits et des idées dans une totalité harmonieuse. Ce stockage a un critère : la vérité. N’y sont réunis que les faits vrais, les éléments d’une connaissance neutre et pure, impartiale. Cette identification totale du factuel et du vrai est rendue possible par l’image cartésienne de la vérité se donnant comme telle dans sa clarté distincte, sans médiation, manipulation ou altération. Le savoir se confond alors avec la synthèse des données. Le « Grand Plan », nom donné par Rossellini à l’ensemble de son projet télévisuel, est la synthèse des synthèses, le rassemblement des figures historiques qui ont elles-mêmes rassemblé leur époque en une unité fondatrice : les apôtres ayant rassemblé la parole du Christ, Saint Augustin ayant rassemblé la communauté des hommes dans l’ecclesia, Louis XIV ayant réuni dans sa personne l’unité du pouvoir, Alberti qui a réalisé, à l’âge des Médicis, la synthèse des arts, des techniques et des sciences, Descartes fondant l’étendue des connaissances sur un principe et Pascal unissant la foi et la raison. Le Grand Plan est une histoire universelle unitaire. L’histoire est la voie nécessaire par laquelle doit passer le penseur cinéaste pour recueillir la vérité. Elle ne sert donc pas à dessiner des différences, mais à tracer le chemin d’une continuité. C’est que l’image de la vérité qui déjà informait la pratique esthétique commande aussi la logique d’organisation des films, gouverne le principe de la série. Elle seule permet de construire des liens entre des épisodes aussi distants temporellement et géographiquement. Toujours identique à elle-même, la vérité permet, dans le système rossellinien, d’instaurer une forme d’isomorphisme entre les âges, comme elle rendait possible un principe d’analogie entre le discours et l’image. La vérité unifie, et tend par là à annuler la dimension dispersive de l’histoire.

C’est néanmoins le constat d’une dispersion historique qui a motivé le projet rossellinien. Il s’en explique dans ses entretiens comme dans la première partie d’Un esprit libre ne doit rien apprendre en esclave. L’époque contemporaine, explique-t-il, représente une période charnière, un moment de bascule qui mènera soit au salut soit à la damnation historiques. Ce déséquilibre est la conséquence de la révolution industrielle, qui prend dans les textes du cinéaste une dimension eschatologique : elle est le produit de toutes les inventions et recherches précédentes, le destin du monde. Or, en inaugurant « l’ère des loisirs », elle a ouvert la possibilité d’un double usage de ce temps libre, libérateur, grâce à l’usage cognitif de la télévision, ou aliénant, à cause d’un usage débilitant du cinéma. Cette double issue est régulièrement exposée suivant la métaphore de l’ombre et de la lumière. Or c’est là la métaphore classique dont la métaphysique occidentale s’est servie pour penser la vérité comme présence lumineuse. L’histoire, dans la pensée rossellinienne, est donc elle aussi soumise au régime logocentrique : elle est toute entière prise dans des coordonnées métaphysiques, et son trajet ne se comprend qu’à partir du critère transcendantal qu’est la vérité. La référence cartésienne intervient à nouveau ici : Descartes opposait, à la vérité à laquelle on donne son assentiment, l’erreur comme privation, comme nuit de la pensée, comme écart. Rossellini, de la même façon, offre l’image d’une errance historique qui s’écarte de la ligne du vrai tracée par les hommes illustres. Le Grand Plan consiste à dessiner cette ligne pour faire renaître dans l’esprit de ses contemporains la lueur du vrai, et les réinscrire dans cette lignée. Il suffit, explique le cinéaste dans son livre sur l’esprit libre, que la société soit mise en face du vrai pour qu’elle l’accepte et change en conséquence, la vérité étant, conformément au schéma cartésien, toujours présente en nous, parfois voilée, jamais détruite ; elle demande juste à un martyr révolutionnaire – c’est la pose que revendique explicitement Rossellini – de venir raviver les consciences en brandissant à nouveau l’étendard tombé.

La lignée historique fait cohabiter des figures hétérogènes, des apôtres à Marx, auquel Rossellini s’apprêtait à consacrer un épisode au moment de sa mort. Or, tous ces héros de la pensée coexistent pacifiquement, s’emboîtent les uns dans les autres sans heurts à mesure qu’ils dessinent la ligne du temps. S’ils se suivent sans diverger les uns des autres, c’est qu’ils partagent une même quête : la recherche de la vérité ; et que cette quête se poursuit en combat, en lutte de la vérité contre l’erreur, contre les forces obscures de l’intolérance et de l’ignorance. Rossellini, dans ses entretiens, insiste beaucoup sur cette dimension épique de son projet, sur la nature héroïque des ces gestes intellectuelles. Tous ces hommes illustres ont porté un même flambeau avec le même éclat ; peu importe que cette torche ait éclairé, chaque fois, des territoires différents, de la parole du Christ pour les apôtres aux raisons de l’aliénation sociale chez Marx. La vérité et l’isomorphisme qu’elle sous-tend permettent de construire de tels ponts entre les figures distantes. Si elle change de visage à travers les temps, son squelette reste toujours identique, consiste en une même lueur essentielle, et c’est à ce titre qu’elle rend possible la construction d’un tel arbre généalogique de la pensée. Elle présente le paradoxe d’être à la fois intemporelle et historique, d’être transcendante à l’histoire tout en se manifestant en elle à travers ses masques transparents. Cette conception de la vérité permet de faire tenir ensemble histoire et philosophie dans le système rossellinien. Au lieu de limiter leurs prétentions respectives, elles s’accomplissent ensemble dans un même mouvement. Il s’agit, au final, autant d’une histoire de la philosophie que d’une philosophie de l’histoire, et ce sont les présupposés de cette dernière que nous cherchons à mettre au jour.

Ce qui perturbe dans cette histoire toute entière tournée vers la vérité, et vers une vérité qui doit elle-même servir à une libération intellectuelle de l’homme, c’est que, malgré la forme téléologique qu’elle semble prendre avec la révolution industrielle, elle ne dessine aucun progrès en continu, sinon par ce saut qualitatif final. La vérité semble rejouer le même jeu à chaque époque, être prise dans les mêmes conflits, sans jamais gagner de terrain ni se grossir de plusieurs dimensions. Rossellini ne cherche jamais à rendre sensible une évolution. Il ne montre pas que tel penseur reprend le flambeau d’un autre – un dialogue entre Pascal et Descartes, dans l’épisode sur le premier, les montre au contraire inconciliables, mais tout deux ‘dans le vrai’ – et n’insiste pas plus sur des processus historiques au long terme, comme la gestation de l’État moderne, de Cosme de Médicis à Louis XIV. S’il a consacré un épisode à chacun, aucun pont ne les relie explicitement. Le principe d’isomorphisme semble pousser à une répétition infinie du même, et la continuité n’est alors que la juxtaposition d’époques identiques dans leurs structures mais autrement séparées, sans autre forme de communication entre elles qu’un rapport analogique. Les structures scénaristiques des films obéissent au même principe. Les scènes s’y juxtaposent et ne sont reliées que par le leitmotiv toujours répété de la « recherche de la vérité » ; aucune intrigue, aucun climax ne vient donner l’unité d’un dynamisme, d’un développement organique aux films. Il faudrait parler, à ce propos, de narration atonale, liée à la trajectoire erratique, déambulatoire des personnages. Socrate, dans la première partie du film qui lui est consacré, ne fait qu’arpenter Athènes, observant et discourant, se confrontant, au hasard de sa marche, à différents adversaires. Descartes, de la même façon, échange avec de multiples personnes au cours de ses voyages, et se qualifie lui-même, à la fin du premier opus du diptyque qui porte son nom, de « pèlerin ». Augustin fait de même dans les rues d’Hippone, comme Alberti à Florence, alors que Pascal, souffreteux, préfère lui la conversation en chambre. Le schéma récurrent du pro et contra, du débat d’idées opposées, confère finalement à chaque scène une autonomie totale, même s’il permet de dessiner en creux la continuité d’une idée toujours répétée. Le seul mouvement de l’histoire semble être celui, en pendule, du combat entre l’ombre et la lumière, d’une vérité toujours sur la défensive mais triomphant toujours. De progrès, au sens positiviste du terme, il n’y en a guère ; le seul mouvement de l’histoire, c’est l’approche toujours relancée d’une vérité qui se voile et se dévoile dans le temps, mais sans être elle-même historique. Au terme de cette quête infinie, la révolution industrielle apparaît comme fin, comme saut qualitatif imprévu jamais dessiné auparavant, mais qui donne rétrospectivement du sens aux multiples luttes intellectuelles du passé, de la même façon que Descartes trouve, à la fin de son errance, le secret de la fondation des sciences. Avant ce point, l’histoire ressemble à un encéphalogramme plat.

Une telle image du rapport entre vérité et histoire, dans laquelle la première joue le rôle de fond permanent de la seconde, implique une certaine image de l’historien. Que reste-t-il à recueillir pour celui-ci, si le relief des différences et des discontinuités a été aplati par l’uniformité d’une vérité totalisante et unifiante ? Des faits purs et bruts. Ce que montrait déjà la pratique esthétique de Rossellini, avec son refus d’entacher l’image d’effets spécieux, c’est que le brut et le pur se confondent, que le vrai est lié à la source, au jaillissement, à la clarté première. L’historien entomologiste compile des informations, offre un tableau : cette forme commande tant l’organisation de chaque image que celle de la série télévisuelle toute entière. L’interprétation est déjà une trahison ; la tâche du chercheur est de schématiser, de revenir à la structure fondamentale de l’organisation des éléments d’une époque. C’est ainsi que fonctionnent ensemble l’isomorphisme de la vérité et le structuralisme historique dont Rossellini se revendique souvent : il tente, pour chaque époque, d’atteindre sa structure essentielle, son système de relations régissant l’organisation des éléments discursifs et techniques. Le schématisme de l’image, raréfiant les éléments visibles, y concourt. Dans une scène du premier opus de la série consacrée à la Florence de l’âge des Médicis, Alberti se promène en compagnie d’un voyageur étranger devant les étalages des magasins artisanaux longeant l’Arno. Chaque enseigne devient le moyen d’un enseignement particulier, un trait du temps, donnant à voir un des aspects de l’histoire des techniques à cette époque. C’est au discours d’Alberti d’assurer la synthèse entre les différents artisanats présentés. Chaque devanture est une pièce, une fonction de la structure de l’époque. Lorsque Alberti se rend ensuite devant le Duomo, la simple permanence de sa présence physique et les commentaires qu’il livre sur l’architecture de la cathédrale, permettent de relier cette dernière aux étalages précédents. A chaque fois, l’image est nue, réduite au minimum d’éléments signifiants – le Duomo n’est d’ailleurs pas montré en vrai, il s’agit d’une peinture relativement limitée. Le travail de l’historien n’est donc pas de rendre la profusion des détails d’une époque, d’offrir toute l’épaisseur historique d’un âge, en submergeant, comme dans un film à costumes, le spectateur sous le poids d’une multitude de détails qui sont autant d’affects visuels. Si Rossellini raréfie les éléments signifiants, c’est pour conjurer l’affect et faciliter la vision directe des structures essentielles de l’époque. Cela lui permet d’accéder, par-delà le sensible, à l’Idée de l’âge, au sens platonicien du terme : à son principe purement intellectuel. L’idéalisme de Rossellini contamine sa pratique historiographique : il ne cherche pas dans l’histoire les grains minuscules qui gouvernent la vie des hommes au quotidien, ni la richesse sensible des temps, mais le visage intelligible de la vérité.

Aussi faut-il minorer l’aspect pseudo-empiriste de l’historiographie rossellinienne. Plusieurs critiques ont voulu faire du cinéaste un historien versé dans l’analyse des empiricités, s’aidant du fait que Rossellini fait toujours, dans ses écrits et discours, référence à Marx. Il est vrai que le penseur allemand apporte beaucoup de concepts au cinéaste italien : le rôle essentiel dévolu à la révolution industrielle, l’idée d’une aliénation des masses en raison d’un fétichisme entretenu par le cinéma, deux principes qui sont à la base du projet rossellinien, viennent de Marx. Mais, plus encore, ce que Rossellini tire des écrits de celui-ci, ce sont deux citations célèbres qu’il reformule à sa manière : d’une part, l’idée que « pour arriver au concret, il faut faire la synthèse de quantité de déterminations »[2], d’autre part que le but de l’histoire est « l’humanisation de l’homme »[3]. La première citation révèle une lecture cartésienne de Marx : l’analyse des empiricités a pour vocation une synthèse intellectuelle. La référence marxiste permet de donner une coloration empirique à une pratique qui reste résolument idéaliste, tant elle tente, au final, de mettre entre parenthèses le sensible et de réduire toute diversité à une unité, là où Marx cherchait dans la multiplicité sociale un terrain de tensions entre éléments hétérogènes. L’empirisme reste de surface : si Rossellini ne cesse de montrer les techniques et les arts d’une époque, c’est pour les laisser être happés par le discours d’un penseur qui en donne le principe substantiel. Les machines de Descartes et de Pascal, si elles renseignent sur l’époque, servent surtout à faire système avec le discours philosophique idéaliste dont elles ne sont, au final, que l’illustration. Le discours est premier ; il est le seul véritable objet de l’histoire. Là encore se fait jour le trait marquant du projet rossellinien : l’empire que le scriptural y exerce sur le visible et le sensible. Il leur donne sa forme : la disposition des machines, l’étalage des techniques artisanales doivent pouvoir être lus comme des livres et leur principe doit pouvoir être résumé sous une forme discursive. L’empirisme anglais, celui-là même qui a inspiré le Marx du Capital, a justement représenté la mise en crise de tout surplomb du discours, opposant à l’essence métaphysique une logique des relations. Chez Rossellini, le sensible se calque sur le dicible, et ne détient aucune vérité première.

Cela peut-être parce que le Marx auquel fait référence le cinéaste n’est pas tant celui de la maturité et de l’exil en Angleterre que celui des jeunes années rhénanes, le Marx d’avant 1844, encore humaniste, encore métaphysicien. C’est des écrits de cette période que vient la seconde citation, sur l’humanisation de l’homme. Dans son livre sur l’esprit libre, Rossellini associe d’ailleurs spontanément l’idée marxienne d’homme total au principe classique de l’honnête homme et aux éthiques grecques. Il fait de Marx le dernier des grands rationalistes, avant la déviation que représente le vingtième siècle : Marx est pour lui le grand penseur de l’humain, de l’homme dans l’histoire et faisant son histoire, se libérant face à l’histoire. Le film prévu sur Marx devait s’appeler Travailler pour l’humanité, travailler à sa libération : nul doute que Rossellini voyait dans le penseur allemand un de ses multiples doubles, comme l’étaient déjà Socrate et Alberti. Marx lui donne le moyen de penser une « révolution culturelle » libérant les hommes par la simple mise à disposition d’un océan de savoir. La seule connaissance suffit, dans le système rossellinien, à la libération. C’est montrer à quel point il a retiré, dans sa lecture de Marx, toute l’analyse du travail et de l’exploitation, toute la logique du socius, du tissu économique, qui seul pourtant, disait déjà le Marx de Sur la question juive, formait le terreau d’une véritable émancipation. Que la rédemption historique programmée par Rossellini fasse l’économie du social pour se tourner vers la seule dimension intellectuelle montre à quel point son projet est de part en part construit sur une structure idéaliste.

Poser que l’historien Rossellini est avant tout tourné vers l’épaisseur du concret est donc se méprendre sur la hiérarchie fondamentale qui commande sa pratique historiographique. Son approche scripturale du réel, sa tendance à coder le visible sous une forme immédiatement intelligible et dicible l’empêchent de plonger dans le multiple de la matière. Mais le fait qu’il se détourne de la profusion sensible ne rend pas caduque sa recherche, qui au final tend plus vers une archive des discours que vers une histoire des habitus. Cette recherche se nourrit de quatre références réparties en deux groupes : d’un côté, la pratique de la « Vie des hommes illustres », liée à la logique de « Sa vie et son temps », et héritée de l’Antiquité et de la Renaissance, de Diogène Laërce et de Vasari ; de l’autre, la logique de la compilation qui permet de lier ensemble les hommes illustres dans une histoire universelle, pratique qui tient, elle, de l’encyclopédisme du XVIIIe et de l’historicisme du XIXe. Les implications de ce second aspect ont été analysées : elles produisent l’image d’un fil continu, d’un lien secret entre toutes les connaissances exposées, au nom d’une homologie structurelle entre les époques. Le premier aspect, lui, pourrait conduire la recherche historique sur un autre terrain : car si les films se concentrent avant tout sur les penseurs illustrés, ils suivent aussi, en réponse, un mouvement centrifuge vers l’époque, cherchant à identifier le ‘milieu d’idées’ propre à la genèse de chaque pensée, la problématisation propre à chaque âge.

L’époque, pour Rossellini, se comprend à partir d’une structure discursive. C’est cet aspect qui a pu mener à un autre type d’analyse de ses films télévisuels, esquivant la référence marxiste pour les éclairer à l’aide de références historiographiques contemporaines. Jacques Rancière, dans un texte paru en 2001 mais remanié et publié à nouveau récemment[4], rapproche le mode du temps dans les téléfilms rosselliniens de celui pensé par les historiens des Annales : temps qui, dit-il, « détermine ce que l’on peut sentir et penser »[5]. L’entreprise historiographique de Rossellini chercherait à saisir les structures propres à chaque âge, le conditionnement fondamental qu’il met en œuvre. Gilles Deleuze, déjà, dans L’image-temps[6], avait proposé une interprétation du même type, mais s’aidant plutôt d’une référence à Foucault et à son analyse archéologique : « Sous les discours, analyse Deleuze, il faut trouver le nouveau style d’acte de parole qui se dégage chaque fois, en lutte langagière avec l’ancien, et, sous les choses, il faut trouver le nouvel espace qui se forme, en opposition tectonique avec l’ancien. »[7] Rossellini aurait, comme le Foucault de Les Mots et les Choses, identifié, spécifié deux espaces – un linguistique, un technique – et aurait cherché ainsi, dans les mutations propres à ces deux zones, les variations épocales : chaque âge se définit par une problématisation propre, par des configurations discursives et perceptives, par un mode du parler et un mode du voir. Cette problématisation est le principe archéologique qui détermine le pensable et le visible, la structure transcendantale que Foucault appelait l’épistémè. Cette analyse pourrait rendre justice au sens qu’a, dans les téléfilms rosselliniens, l’empire du scriptural : si tout prend la forme-livre, c’est parce que seule cette forme peut rendre compte des structures schématiques de l’époque. L’épaisseur du concret est congédiée parce qu’il s’agit de remonter aux conditions mêmes de l’apparition de ce concret dans le champ du visible. Si les étalages ne sont riches que de peu d’artefacts, si les gestes des acteurs sont ramenés à leur épure, et surtout, si la grande majorité des scènes consiste en des palabres autour de questions abstraites, c’est qu’il faut faire ressortir, dans et par cette aridité, le dessin fondamental de l’époque. Rossellini cherche à contextualiser les discours  de ses héros en les immergeant dans les structures de pensée de leur âge : ainsi, après la publication des Méditations métaphysiques, Descartes affronte-t-il une bande de contradicteurs qui lui opposent des arguments à partir des grandes entités conceptuelles de l’époque. De même, Socrate est mis en face des sophistes et des poètes, qui lui tiennent le discours sur le beau auquel la philosophie platonicienne s’oppose, tandis que Pascal débat avec les libertins et les jésuites. La mise en situation cherche à atteindre immédiatement la structure archéologique d’un âge donné.

Seulement, cette analyse a un corollaire qu’il semble difficile de suivre : la logique archéologique implique l’analyse de mutations, de variations stratigraphiques. Si chaque âge se définit par une épistémè propre, les âges sont censés être irréductibles les uns aux autres. Il est vrai que Rossellini semble justement se pencher sur les périodes de transition, les époques charnières : le film sur Augustin montre la fin de l’empire romain et l’aurore de l’ecclesia chrétienne, celui sur Louis XIV met en valeur les changements du pouvoir politique, la naissance de la centralisation étatique. Les films philosophiques se concentrent sur la propagation de nouvelles idées : le film sur Descartes s’ouvre sur un débat autour des avancées réalisées par Galilée, et le philosophe, sur son chemin, rencontre Huyghens et Beeckman, lumières vives du progrès de la pensée. Mais ces changements ne prennent pas le visage de ruptures épistémologiques, de failles dans l’histoire. Ils sont repliés sur la ligne continue de l’histoire. Les nouvelles idées ne témoignent pas de la mise en place d’un nouvel impensé, mais d’une élévation de la conscience historique. Foucault expliquait dans la préface de L’archéologie du savoir que la nouvelle histoire travaillait sur les seuils et les discontinuités, sur les moments de déséquilibre et de rupture. Rossellini, de toute évidence, place sa méthode historiographique en un point antérieur, celui de l’historicisme du XIXe siècle, qui fait de l’histoire une lente lutte vers le triomphe de la vérité, et donne ainsi une image linéaire et continue du temps. Aussi, la dimension archéologique de son travail est elle à minorer : s’il tente d’identifier les structures discursives d’une époque en montrant les concepts et les problèmes qui la traversent, il finit par rendre isomorphes les problématisations des différents âges. Le même scénario, la recherche de la vérité face aux résistances d’une ignorance institutionnalisée, s’y rejoue toujours. La lutte de Descartes contre les philosophes scolastiques est identique, dans sa forme, à celle de Pascal contre les jésuites, et eux deux ne font que répéter le combat inaugural de Socrate pour la gloire du vrai. Si l’air du temps change, le fond de l’histoire est toujours le même, parce que Rossellini postule une vérité transhistorique, un vrai intemporel. L’histoire, dans sa vocation à constituer des différences et à marquer des discontinuités, est annulée. L’histoire rossellinienne vise seulement à marquer la permanence d’une même ratio, à fonder une anthropologie universelle montrant l’Homme et sa Raison aux prises avec les forces obscures de l’ignorance. L’histoire ne sert qu’à prouver qu’elle est elle-même dépassée par une vérité qui la transcende : le projet rossellinien vise à répertorier les moments où celle-ci a surgi avec le plus de clarté, le plus de ferveur, et cela pour ranimer, dans le cœur de ses contemporains, la flamme du désir du vrai, de la volonté de savoir.

En reprenant les catégories du Nietzsche de la seconde des Considérations intempestives, il faudrait dire que Rossellini a pensé faire une histoire critique : histoire qui permet, dans le miroir  qu’elle nous présente, de penser l’action sur le présent, de penser la façon dont nous pouvons différer de ce que nous sommes. Telle était sa visée pédagogique : donner aux téléspectateurs les armes cognitives pour une émancipation intellectuelle, de quoi tout doit découler. Mais il semble avoir échoué sur le double rivage de l’histoire antiquaire et de l’histoire monumentale : la première l’incite à fétichiser les énoncés du passé, à compiler sans interpréter, à transformer l’histoire en somme d’éléments capitalisables ; la seconde à constituer ces faits en hauts faits, à faire de la somme une geste, et à représenter la pensée comme destination suprême de l’homme. La recension des exploits intellectuels en vient à occulter ce que recouvre la clameur du discours : ce que Foucault, à la fin de Surveiller et punir, appelait « le grondement de la bataille », la lutte des corps contre le poids des énoncés, les résistances au pouvoir du savoir. Les luttes sociales, la mémoire des vaincus sont entièrement absentes de l’histoire universelle de Rossellini, parce qu’elles sont lettres mortes pour la logique antiquaire et monumentale, qui ne recense que ce qui a pu atteindre la logosphère. Cela est d’autant plus frappant que le cinéaste prétend donner à son projet une dimension émancipatrice. Apparaît alors la seconde aporie de ce grand plan, doublant celle identifiée dans le texte précédent qui montrait le paradoxe de la maïeutique filmique, entre effet et non-effet. Rossellini pensait faire des films qui éveillent sans influencer, qui tentent de disparaître et de s’annuler eux-mêmes dans leur donation sans médiation du vrai. D’une façon identique, le Grand Plan prétend offrir les éléments d’une émancipation tout en masquant les conditions réelles de l’aliénation, et se frappe lui-même de nullité. L’idée d’une pureté, d’une innocence de l’image empêchait de penser la logique de l’effet du film sur le spectateur ; l’idée d’une vérité arrachée à l’histoire contre ses remous rend caduque la possibilité d’une lutte dans l’histoire.

Gabriel Bortzmeyer (ENS Lyon)


[1] Roberto Rossellini, Un esprit libre ne doit rien apprendre en esclave, trad. Paul Alexandre, Paris, Fayard, 1977, p. 106. Rossellini avait pensé cet ouvrage comme une sorte de livret accompagnant son projet télévisuel, en exposant les raisons d’être et les principes méthodologiques. Sa lecture est essentielle si l’on veut se rendre compte des lectures particulières que le cinéaste fait de l’histoire de la philosophie, de Marx notamment, constamment invoqué, mais expliqué sous une forme très peu marxiste.

[2] Un esprit libre ne doit rien apprendre en esclave, op. cit., p. 170. Cette citation revient aussi très régulièrement dans les entretiens recueillis soit par Adriano Apra dans La télévision comme utopie, soit par Bergala dans Le cinéma révélé.

[3] Ibid., p. 38.

[4] Jacques Rancière, « Le corps du philosophe : les films philosophiques de Rossellini », in Les écarts du cinéma, Paris, La fabrique, 2011.

[5] Ibid., p. 100.

[6] Gilles Deleuze, L’image-temps, Paris, Minuit, 1985.

[7] Ibid., p. 323. Dans les lignes qui suivent cet extrait, Deleuze compare explicitement l’entreprise rossellinienne à la méthode foucaldienne.

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