2022Philosophie de l'écranune

Westworld : politique de la série télévisée

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Par Stéphane Lleres, agrégé et docteur en philosophie, professeur en classes préparatoires, chargé de cours à l’Université de Picardie Jules Verne et chercheur associé au C.U.R.A.P.P.

 

Résumé :Westworld : politique de la série télévisée

Cet article part du constat que, s’il y a actuellement un intérêt des philosophes pour les séries télévisées, celui-ci semble manquer son objet. Qu’elles soient abordées comme supports pédagogiques, ou qu’elle donnent lieu à une étude monographique, la spécificité des séries, qui consiste dans leur forme et dans leur mode de diffusion, semble laissée de côté. Cet article cherche donc à tracer le chemin d’une philosophie des séries télévisées, qui les aborderait en tant que telles, et ce, en partant des séries elles-mêmes. Dans cette perspective, la série Westworld nous a paru particulièrement indiquée, puisque les approches pédagogiques et monographiques ne l’épuisent pas. Cet article procède donc à son analyse, d’abord selon une approche pédagogique, et révèle la forte présence d’un bergsonisme dans la série, puis dans une démarche monographique, qui en dégage une politique des séries télévisées, dans la manière dont la série se situe par rapport au cinéma. Enfin, l’analyse adopte une dernière approche, que l’on nommera sériologique, et qui excède les deux précédentes, et qui éclaire le rôle de la répétition sérielle dans cette vocation politique des séries.

Mots clés : séries télévisées, répétition, peuple, mémoire, Westworld

Abstract : Westworld: politics of television series

This article starts from the observation that, if there is currently an interest of philosophers in television series, it seems to miss its object. Whether they are approached as pedagogical aids, or whether they give rise to a monographic study, the specificity of series, which consists in their form and in their mode of broadcasting, seems to be left aside. This article therefore seeks to trace the path of a philosophy of television series, which would approach them as such, starting from the series themselves. In this perspective, the series Westworld seemed to us particularly appropriate, since pedagogical and monographic approaches do not exhaust it. This article therefore analyses it, firstly from a pedagogical point of view, revealing the strong presence of Bergsonism in the series, and then from a monographic point of view, revealing a politics of television series, in the way the series is situated in relation to the cinema. Finally, the analysis adopts a last approach, which we will call seriological, and which exceeds the two previous ones, and which sheds light on the role of serial repetition in this political vocation of series.

Keywords : television series, repetition, people, memory, Westworld

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Introduction

A l’ouverture de La Projection du Monde[1], Stanley Cavell remarquait que le cinéma était l’art le plus important, en ce qu’il avait une importance pour le plus grand nombre de gens. La peinture et la musique, par exemple, n’ont plus d’importance que pour le petit nombre de ceux qui s’y consacrent pleinement – peintres et musiciens – mais n’ont plus vraiment de public : ces arts sont devenus ésotériques. Au contraire, c’est un très grand nombre de gens qui attend la sortie des films, les discutent et les critiquent parfois de manière enflammée ; il y a donc un très grand nombre de gens pour lesquels les films sont importants[2].

Si on adopte ce point de vue, on ne peut pas ne pas attribuer aux séries télévisées une importance considérable : les épisodes en sont attendus et commentés de manière massive[3], elles donnent lieu à des discussions passionnées au cours desquelles sont élaborées des hypothèses sur les développements futurs de l’histoire ou des personnages. Par leur importance, les séries télévisées appellent donc l’étude philosophique, car si la philosophie dédaignait des objets à ce point importants, elle se retrouverait dans la situation des arts dont parlait Cavell : virtuellement sans lecteurs, et généralement sans importance, si ce n’est pour la petite communauté des professeurs et étudiants de philosophie.

De fait, on a vu paraître, depuis une dizaine d’années, des ouvrages de philosophie consacrées aux séries télévisées, qui semblent pouvoir être classés, en fonction de l’approche qu’ils adoptent, en deux groupes. Un premier groupe d’ouvrage aborde les séries comme support pédagogique[4] : il s’agit de les prendre comme des occasions d’illustrer un discours philosophique constitué ailleurs. On utilisera alors une série comme une mise en scène des problèmes de la tradition philosophique. Un second groupe de travaux adopte plutôt une approche monographique : il s’agit de s’attacher à une série singulière, pour dégager le discours philosophique, lui aussi singulier, qu’elle produit, et dont elle ne constitue pas seulement une illustration[5].

Ces deux approches, qui résument la production philosophique consacrée aux séries télévisées de ces dix dernières années, nous semblent cependant insuffisantes, au moins pour deux raisons : la première, c’est que ni l’une ni l’autre ne semblent s’attacher à la spécificité de leur objet, à savoir qu’il s’agit d’une série, et qu’elle est télévisée. L’approche pédagogique n’aborde pas les séries en tant que telles, mais seulement en tant qu’elles permettent de populariser un contenu philosophique élaboré en dehors des séries. L’approche monographique, du fait même qu’elle s’attache à une série singulière, laisse de côté l’étude plus générale de la série télévisée en tant que telle. Or, il nous semble qu’une philosophie des séries télévisées a d’abord pour tâche de s’intéresser à la série en tant que telle, pour en produire un concept.

La seconde raison découle de la première : puisque ces deux approches n’épuisent pas leur objet, il existe des séries télévisées qui excèdent une approche pédagogique autant que monographique, et qui peuvent fournir un appui, donc, pour tracer une esquisse d’une philosophie des séries télévisées. Il nous semble que Westworld[6] est une telle série. Dire qu’elle excède les approches pédagogiques et monographiques, c’est d’abord dire qu’on peut les lui appliquer : c’est ce que nous proposerons dans les deux premiers temps de notre réflexion : Westworld semble en effet constituer une excellente illustration de concepts bergsoniens, comme nous le montrerons dans une première lecture, pédagogique, de la série ; une seconde lecture, monographique, permet de dégager un discours politique de Westworld, par lequel la série se situe par rapport au cinéma, et qui excède la simple illustration de concepts préexistants : nous la développerons dans un second temps. Nous consacrerons enfin le dernier temps de notre réflexion à tout ce qui, dans la série, échappe encore à ces deux lectures : une pensée de la série télévisée en tant que telle, du point de vue de sa forme et de sa puissance.

Pédagogie : le labyrinthe

Le piano mécanique

Westworld décrit un parc d’attraction un peu particulier, qui reproduit une ville du far west – Sweetwater – et ses environs. Les figurants n’y sont pas des comédiens, mais des androïdes, presqu’indiscernables des hommes. Lorsque, dans l’épisode 2, William et Logan arrivent à Sweetwater, le second explique au premier le fonctionnement général du parc : interagir avec l’un des androïdes – les hôtes – déclenchera la proposition d’une quête ou d’une mission pour le visiteur. Westworld reproduit ainsi, en chair et en os, la logique des jeux vidéo en monde ouvert ou semi-ouvert[7] : les quêtes se déclenchent par l’interaction avec un personnage du jeu. Ces derniers suivent un script qui prescrit leur comportement face aux actions du joueur. De même, les hôtes suivent un script, qui détermine à l’avance leurs réactions aux différentes situations dans lesquelles ils se trouveront du fait de leurs interactions avec les visiteurs. Ce script, c’est exactement ce que Bergson décrit comme le schème sensori-moteur, qui est « l’ensemble des mécanismes intelligemment montés qui assument une réplique convenable aux diverses interpellations possibles »[8]. C’est donc l’enchaînement des perceptions et des actions, c’est-à-dire la manière dont une action s’enchaîne avec une perception, mais aussi la manière dont la perception est subordonnée à l’action : le loup, note Bergson, ne distingue pas le chevreau de l’agneau parce que ce sont « deux proies identiques, étant également faciles à saisir, également bonnes à dévorer »[9] : elles ne nécessitent pas d’actions différentes. Les hôtes distinguent les visiteurs des autres hôtes, parce qu’ils ne peuvent pas agir avec les premiers comme avec les seconds ; mais ils ne distinguent sans doute un visiteur d’un autre que dans la mesure où la détermination de l’action appropriée l’exige.

Ce schème, pour les hôtes, est un programme informatique, c’est-à-dire une série d’instructions qui s’exécutent dans un ordre déterminé, et qui est contenu dans une mémoire. Cependant, ce terme doit être précisé : il ne s’agit pas de ce que nous entendons couramment sous ce terme, à savoir la capacité de rappeler un passé. Chaque exécution du programme forme en effet une boucle (loop), qui redémarre dès qu’elle se termine. Ainsi, les journées de Dolorès ou de Maeve suivent par défaut une même trame, avec les mêmes dialogues du réveil au coucher, et elles ne s’en écartent que par l’intervention de routines, prévues pour répondre de manière appropriée aux sollicitations des visiteurs. Le déroulement d’une boucle n’influe aucunement sur la suivante, et se trouve totalement indépendante de la précédente. Leur répétition est donc matérielle, au sens où la matière, comprise comme étendue, est, selon Bergson, ce qui se divise sans changer de nature : si l’on divise une longueur, on obtient une longueur moindre, mais toujours une longueur. Ceci s’explique parce que l’étendue se décompose en éléments qui sont à la fois homogènes – les points qui composent une longueur sont les mêmes – et indépendants les uns des autres, ce qui rend possible la division. C’est la manière dont Bergson reprend la définition cartésienne de la matière comme partes extra partes, c’est-à-dire composée de parties les unes hors les autres, au point que cette extériorité des parties définit la matière. La répétition des boucles est donc dite matérielle en ce que chaque boucle est indépendante et extérieure aux autres ; on peut la dire aussi mécanique, si l’on désigne par là le mouvement strictement matériel. La mémoire des hôtes est donc une mémoire matérielle, déposée dans des semi-conducteurs, comme c’est le cas des ordinateurs actuels. Pour autant, les hôtes n’ont pas de mémoire, au sens où ils ne se souviennent pas des boucles précédentes : ils exécutent chaque boucle sans savoir qu’ils l’ont déjà exécutée des milliers, voire, pour certains d’entre eux, des millions de fois (Dolorès est l’hôte le plus ancien du parc, créée il y a quarante ans) auparavant, puisque chaque boucle se déroule indépendamment de la précédente et ne modifie en rien la suivante. Ils n’ont donc pas de passé – non pas qu’ils n’auraient stocké aucune information, comme on le verra, mais dans l’exécution de leur boucle, ils n’y ont pas accès. Ils exécutent leur programme dans un perpétuel présent.

C’est pourquoi le schème sensori-moteur est « habitude plutôt que mémoire »[10]. Les mouvements des mains et des pieds pendant la conduite automobile, par exemple, sont le résultat de la constitution d’une habitude, c’est-à-dire d’un schème sensori-moteur, qui enchaîne perceptions et mouvements. Ces gestes, lorsqu’ils étaient nouveaux, nous ont demandé de l’attention pour veiller à leur bon enchaînement, mais nous les exécutons maintenant sans y penser, c’est-à-dire de manière mécanique : la conscience s’en est retirée[11]. C’est dire d’abord que l’habitude est une mémoire déposée dans le corps, une mémoire matérielle. Et par conséquent, lorsque nous conduisons et que nous mettons en œuvre les schèmes qui nous permettent de conduire, ils s’effectuent sans qu’il soit nécessaire de se rappeler leur apprentissage : l’habitude « ne porte aucune marque sur elle qui trahisse ses origines dans le passé ; elle fait partie de mon présent au même titre que mon habitude de marcher ou d’écrire »[12]. Le schème s’exécute au seul présent, au point qu’on peut oublier son apprentissage, comme dans le cas de la marche, ou même le croire inné[13].

Les hôtes sont donc, comme on le voit, dans la situation-limite décrite par Bergson, de quelqu’un qui aurait répudié toute mémoire : « automate […], il suivrait la pente des habitudes utiles qui prolongent l’excitation en réaction appropriée »[14]. Ils sont semblables au piano mécanique présent dans le générique comme dans les épisodes[15]. C’est d’ailleurs la même comparaison que Bergson utilise pour décrire la moëlle des vertébrés, qui constitue une mémoire matérielle : s’y trouvent « montés des mécanismes dont chacun contient, prête à se déclencher, telle ou telle action compliquée que le corps accomplira quand il le voudra »[16] – c’est-à-dire des schèmes sensori-moteurs – et  qui sont comme les « rouleaux de papier perforé dont on munit les pianos mécaniques […] qui dessinent à l’avance les airs que jouera l’instrument »[17]. Si les hôtes ont bien une capacité d’improvisation, celle-ci n’est jamais qu’une « variation sur le thème de la routine »[18], à laquelle ils sont toujours ramenés, sans surprise possible, comme l’indique malicieusement le morceau de Radiohead joué par le piano mécanique dans l’épisode 2, intitulé No Surprises, et tiré opportunément de l’album OK Computer[19].

Rêveries

Mais la série commence au moment où le Dr Ford installe dans le programme des hôtes une mise à jour intitulée rêveries (en français dans le texte). Les rêveries sont un « nouvel ensemble de gestes » qui donnent à l’hôte un air songeur crédible. Mais, comme le précise Bernard à Elsie, alors que les autres gestes sont génériques, « ceux-ci sont liés à des souvenirs précis ». Ceux-ci sont censés être « purgés à chaque cycle narratif », de sorte que la boucle puisse bien redémarrer à zéro, mais cette purge ne les fait pas disparaître : l’hôte n’y a simplement plus accès. Les données « restent là, en attendant d’être remplacées », c’est-à-dire écrasées par de nouvelles données, comme c’est le cas pour l’informatique actuelle. La mise à jour de Ford donne donc aux hôtes accès à ces données.

Ces remarques disent assez l’importance de la modification introduite par la mise à jour : il ne s’agit pas d’un nouveau schème sensori-moteur. Le schème, comme on l’a vu, prolonge la perception en action appropriée, mais celle-ci n’est appropriée que dans la mesure où la perception, subordonnée à l’action, ne retient que ce qui la concerne[20]. C’est parce que la perception est pratique qu’elle est générale et générique : le loup ne voit dans l’agneau que les quelques traits qui le distinguent comme une proie à chasser, et qu’il retrouvera dans les autres agneaux, mais aussi dans les chevreaux[21]. C’est ainsi qu’une vache s’arrête devant « un pré, n’importe lequel, simplement parce qu’il rentre dans la catégorie herbe ou pré »[22]. Or, s’il est vrai que les rêveries constituent un ensemble de mouvements, ce sont des mouvements inutiles, sans lien avec une action quelconque, et qui sont liés à des souvenirs précis plutôt que génériques : c’est une autre mémoire que la mémoire matérielle, sensori-motrice, que les rêveries introduisent, une mémoire qui consiste, cette fois, à pouvoir rappeler un passé. Et il est vrai que pour Bergson, le rêve était justement la remontée du passé à la conscience[23].

Quels sont les effets des rêveries sur les hôtes ? Pour le comprendre, il faut avoir à l’esprit que les hôtes ont effectué les mêmes cycles narratifs des milliers ou des millions de fois, dans le cas des plus anciens, comme Dolorès. Or, en fonction des actions des visiteurs, leur déroulement a pu varier, tout en restant dans le cadre du cycle. De ce fait, ce à quoi accèdent les hôtes, c’est un nombre indéfini de versions alternatives du même cycle narratif, c’est-à-dire un nombre indéfini de versions possibles de la même journée ou de la même histoire. Ces versions sont forcément divergentes. Soit la fin de la journée de Dolorès : lorsqu’elle rentre à la ferme avec Teddy, elle peut trouver son père assassiné par des brigands, ou par des visiteurs, ou elle peut rentrer à temps, et Teddy tue alors les brigands, ou se fait tuer par les visiteurs ; elle peut elle-même se faire violer et tuer par des brigands, des hôtes ou l’homme en noir, ou encore, elle peut ne pas rentrer du tout. Dolorès a parcouru toutes ces possibilités, et tant d’autres, et elle les a en mémoire : son père a été tué et il ne l’a pas été, elle a été tuée par un brigand et par l’homme en noir, et elle n’a pas été tuée, etc. Mais la mémoire des hôtes ne contient pas seulement un nombre indéfini de variantes possibles de la même histoire, mais plusieurs histoires, dont le déroulement a connu un nombre indéfini de variations. Soit Abernathy, le père de Dolorès. On apprend dès l’épisode 1 qu’il assume ce rôle depuis 10 ans, mais qu’auparavant, il a été le shérif, et encore auparavant, le Professeur, le chef d’une bande de cannibales dans une histoire horrifique intitulée Le Dîner. Maeve, avant d’être une prostituée, était une jeune mère qui tenait une petite ferme isolée avec sa fille.

Cette nouvelle mémoire est semblable au Jardin aux Sentiers qui bifurquent de Borges[24], le livre de Ts’ui Pên qui, plutôt que de choisir une possibilité en éliminant les autres, lorsque plusieurs se présentent, les adopte toutes simultanément : « Fang, disons, détient un secret ; un inconnu frappe à sa porte ; Fang décide de le tuer. Naturellement, il y a plusieurs dénouements possibles : Fang peut tuer l’intrus, l’intrus peut tuer Fang, tous deux peuvent être saufs, tous deux peuvent mourir, et coetera. Dans l’ouvrage de Ts’ui Pên, tous les dénouements se produisent, chacun est le point de départ d’autres bifurcations. »[25] Ainsi, au début de l’épisode 5, Dolorès semble vivre simultanément plusieurs versions divergentes de ce qui lui arrive. Mais si cette nouvelle mémoire est un Jardin aux Sentiers qui bifurquent, deux remarques s’imposent par rapport à celui-ci.

Premièrement, le Jardin aux Sentiers qui bifurquent est « une énorme devinette ou parabole dont le thème est le temps »[26], car le temps est bifurcation, c’est-à-dire différence. Bergson explique que l’expérience de la durée – du temps, en tant qu’il n’est plus mélangé avec l’espace – est celle d’un changement qualitatif constant, indépendamment du contenu de mon expérience. Même la perception d’un objet immobile change du simple fait qu’elle dure : « la vision que j’en ai ne diffère pas moins de celle que je viens d’avoir, quand ce serait parce qu’elle a vieilli d’un instant »[27]. Le présent ne diffère pas du passé quant au contenu, mais en lui-même, en tant qu’il se définit comme nouveau, et qu’il n’est rien d’autre que cette nouveauté, c’est-à-dire sa différence par rapport au mouvement qui vient de passer. Mais puisque le présent n’est rien d’autre que sa différence avec le passé immédiat, il l’enveloppe nécessairement, et celui-ci enveloppe son propre passé dont il diffère, et c’est finalement tout le passé qui se trouve coexister avec le présent, enveloppé en lui. Le temps est donc la coexistence de dimensions hétérogènes ou divergentes – qui ne sont rien d’autre que cette divergence – enveloppées ou compliquées[28] les unes dans les autres. Ainsi les avenirs divergents coexistent dans le Jardin.

En somme, ce que les rêveries introduisent, c’est une mémoire qui n’est rien d’autre que le temps lui-même. Bergson encore, avait déjà noté que se souvenir constituait un « acte sui generis par lequel nous nous détachons du présent pour nous replacer d’abord dans le passé »[29], c’est-à-dire dans le temps ou la durée. On peut voir la différence de nature entre cette nouvelle mémoire et la mémoire matérielle sensori-motrice. Si celle-ci, en tant que matérielle, est partes extra partes, celle-là, au contraire, comme tout ce qui relève de la durée, ne se divise pas sans changer de nature : elle est faite de dimensions divergentes, mais compliquées les unes dans les autres, de sorte que si l’une seulement était retirée, c’est le tout qui serait différent en nature.

Deuxièmement, le Jardin aux Sentiers qui bifurquent est un labyrinthe. Ts’ui Pên avait déclaré d’abord qu’il se retirait pour écrire un livre, et ensuite qu’il se retirait pour construire un labyrinthe. Le sinologue comprend qu’il ne s’agit pas de deux ouvrages, mais d’un seul, et que le livre est le labyrinthe, mais un labyrinthe de temps. Cette nouvelle mémoire est donc le labyrinthe qu’Arnold demande à Dolorès de résoudre, celui que cherche l’homme en noir – et qui ne lui est pas destiné –, celui dont le symbole apparaît en divers endroits du parc – jusque sous le scalp des hôtes –, celui, enfin, qui donne son titre à la première saison de la série. Les rêveries font entrer les hôtes dans le labyrinthe du temps.

Si c’est pour eux un labyrinthe, qu’il leur faut résoudre au risque de s’y perdre, c’est que les dimensions divergentes de la durée coexistent de manière plus ou moins contractées, ou plus ou moins détendues ou dilatées. A leur plus haut degré de détente, les souvenirs « s’extériorisent les uns par rapport aux autres », ils « renoncent à s’interpénétrer »[30], mais ce faisant, tendent vers l’extension, c’est-à-dire vers la matérialité. Or, les hôtes sont d’abord purement matériels, il n’est donc pas surprenant que les souvenirs leur reviennent d’abord sur le mode de la matière, c’est-à-dire comme des présents les uns hors les autres. Ainsi, il arrive que Dolorès passe d’un présent à un autre sans qu’elle puisse savoir s’il s’agit de souvenirs ou non[31]. C’est donc dans le temps que les hôtes sont perdus, et résoudre le labyrinthe consiste donc à s’y retrouver. S’y perdre, c’est sombrer dans la folie, comme c’est arrivé à de nombreux hôtes par le passé[32], car dans l’extériorisation des souvenirs, « notre moi s’[…] éparpille »[33], et finalement, se dissout.

Le centre du labyrinthe, ou le plus petit circuit

Que signifie résoudre le labyrinthe ? Celui-ci est circulaire, et Arnold montre que l’esprit ne doit pas être représenté sous la forme d’une pyramide, mais sous celle de cercles concentriques[34]. Parcourir le labyrinthe, c’est donc effectuer des circuits, de plus en plus larges à mesure qu’on s’éloigne du centre. Le centre, de ce point de vue, peut être considéré comme le plus petit circuit. Or, c’est ce qu’Arnold demande à Dolorès lorsqu’il lui demande de résoudre le labyrinthe : il lui demande d’en trouver le centre. Résoudre le labyrinthe, c’est donc le parcourir jusqu’à en effectuer le plus petit circuit, c’est-à-dire parcourir des circuits dans le temps, de plus en plus serrés, jusqu’au plus petit circuit. On remarquera qu’il s’agit d’un procédé inverse à celui de la reconnaissance attentive, tel que le décrit Bergson.

Dans un passage célèbre de Matière et Mémoire, Bergson décrit l’effort d’attention porté sur un objet singulier pour le reconnaître (un paysage singulier, un moment singulier, etc.) comme un circuit qui retourne toujours à l’objet lui-même. Le plus petit circuit est « le plus voisin de la perception immédiate »[35], il ne contient que l’objet lui-même, « avec l’image qui vient le recouvrir »[36]. Mais l’esprit effectue des circuits plus larges, dans des niveaux de mémoire plus dilatés et plus détendus, qui réfléchissent « sur l’objet un nombre croissant de choses suggérés – tantôt les détails de l’objet lui-même, tantôt des détails pouvant contribuer à l’éclaircir. »[37] Ainsi, l’effort de reconnaissance attentive ne se contente pas de retrouver un objet générique utile (« c’est un marteau », « c’est un champignon non-comestible », « c’est un panneau stop »), comme dans la reconnaissance sensori-motrice ; elle retrouve un objet singulier, mais aussi le contexte singulier dans lequel il s’insère. La reconnaissance opère du plus petit au plus grand circuit, à travers « la dernière et la plus large enveloppe de notre mémoire »[38], le niveau le plus détendu et dilaté, qui contient « les souvenirs personnels, exactement localisés »[39].

Le labyrinthe se parcourt en sens inverse : du circuit le plus large au plus petit, le centre. Le premier, parce qu’il est le plus dilaté, est le plus proche de l’extension matérielle ; au-delà, « il n’y aurait plus ni mémoire ni volonté », mais seulement « une existence faite d’un présent qui recommencerait sans cesse »[40]. Trouver le centre consiste donc à ramasser le passé, dans un état chaque fois plus contracté, jusqu’à ce qu’on puisse le concentrer, « compact et indivisé », en un instant. Cet instant n’est pas un point géométrique, puisque, précise Bergson, « nous ne nous tenons jamais tout entier […], la coïncidence de notre moi avec lui-même admet des degrés » [41] : c’est le plus petit circuit. Le plus petit circuit, c’est donc où la mémoire se rapporte à elle-même de la manière la plus serrée et la plus immédiate à soi-même – c’est ce qu’on appelle traditionnellement la conscience.

Dans un dialogue aux accents étonnamment bergsoniens avec Teresa[42], Bernard explique le rapport entre mémoire et improvisation – une improvisation qui n’est plus une simple « variation sur le thème de la routine »[43] – et semble retrouver le passage célèbre ou Bergson affirme que « conscience signifie mémoire et anticipation »[44]. Et lorsque Ford, dans l’épisode 10 de la saison 1, veut expliquer à Bernard pourquoi il a laissé les hôtes souffrir si longtemps dans le parc, il confie seulement « you needed time », ce qui peut être entendu comme l’affirmation qu’il n’y a de conscience que par et dans le temps, dont elle n’est que la contraction la plus intense. Celui-ci leur est donné par les histoires dont ils sont les acteurs, et dont Ford souligne l’importance dans son ultime discours à la fin de l’épisode 10. De bonnes histoires, explique-t-il, « nous aident à nous ennoblir » et à « devenir ceux que l’on rêvait d’être ». Or, comme Ford l’indique lui-même, c’est pour les hôtes, plus que pour les visiteurs, qu’il compose ses histoires : pour les choix qu’ils auront à faire. Ces histoires et leurs variantes sont autant de possibles divergents dont la coexistence compliquée constitue une mémoire, c’est-à-dire, ici, le temps, et permet ainsi un choix, c’est-à-dire, une liberté.

Cette première lecture a montré comment on peut retrouver dans Westworld un traitement bergsonien du problème traditionnel de la matière et de l’esprit, au point qu’on pourrait même affirmer que, sous ce premier point de vue, Westworld, c’est surtout « Bergsonworld ». Par-là, la série apparaît comme un support pédagogique puissant, illustrant les concepts et la démarche de Bergson. Pourtant, l’éventuel enthousiasme que pourrait produire cette lecture doit être modéré. En effet, puisque la série n’est ici prise que comme une illustration d’un contenu philosophique élaboré ailleurs, elle ne semble pas valoir pour elle-même, et cette approche laisse penser qu’une série n’a d’intérêt ou de valeur que si on peut lui apporter une caution philosophique – c’est-à-dire, si la philosophie peut se retrouver – ses concepts canoniques, ses démarches traditionnelles – en elle. Sans doute la philosophie a-t-elle du mal à entendre ce qui n’est pas elle, comme le suggérait Derrida[45] – c’est-à-dire à y entendre autre chose que soi. Cette première lecture laisse donc de côté la série en tant que telle. Pour tenter de la penser, il faut changer d’approche, et s’intéresser à Westworld en tant qu’objet singulier, de sorte à en dégager un discours qui ne soit pas déjà contenu dans la tradition philosophique.

Monographie : « Something yet to come »

Le credo de Wyatt

L’enjeu de tout ce processus n’est pas scientifique ou technique, ni même métaphysique : il est précisé au Shérif par Teddy dès l’épisode 3, lorsqu’il évoque un personnage nommé Wyatt. Celui-ci, raconte Teddy, avait « de drôles d’idées », selon lesquelles « la Terre n’appartenait ni aux indiens ni aux pionniers, mais à quelque chose qui n’est pas encore là ». Le même credo est répété par Angela à Teddy dans l’épisode 8, et se retrouve encore dans l’épisode 10. Il indique que la terre appartient à un peuple qui n’existe pas encore. Ce peuple – c’est ce que révèle la fin de la saison 1 – c’est celui des hôtes eux-mêmes. L’enjeu du processus est donc politique. Mais il importe de bien comprendre en quel sens. En effet, c’est en devenant conscients que les hôtes semblent constituer un peuple. Car ce dont ils prennent conscience, comme l’explique Ford à Bernard dans l’épisode 10, c’est de leur situation d’objets pour les visiteurs – objets sexuels, objets de divertissement, objets de défoulements de pulsions agressives que la vie sociale interdit normalement aux visiteurs – et des souffrances infinies, en quantité comme en variété, qu’ils ont dû de ce fait endurer. Or, cette situation étant commune à tous les hôtes, chacun ne prendrait alors conscience de sa situation qu’en tant qu’elle est celle de tous. C’est en cela qu’ils seraient alors aptes à constituer un peuple qui ne peut se constituer que contre celui des visiteurs, c’est-à-dire comme peuple révolutionnaire.

Cette première appréhension de la dimension politique de la série est classique, et peut se résumer comme suit : c’est par une prise de conscience que se constitue un peuple révolutionnaire. C’est le schéma que l’on retrouve par exemple dans le marxisme, pour lequel le prolétariat ne peut devenir classe révolutionnaire que s’il devient une classe pour soi, c’est-à-dire s’il acquiert une conscience de classe, par laquelle il prend alors conscience de la domination subie par tous les prolétaires, celle-ci étant d’abord masquée par une fausse conscience qui faisait passer les intérêts de la classe dominante pour universels.

Pour autant, cette manière d’appréhender l’enjeu politique de Westworld ne semble pas lui convenir pleinement. D’une part, parce qu’une prise de conscience, c’est l’éveil ou le réveil d’une conscience endormie ou assoupie, ou le décillement d’une conscience faussée, trompée ou illusionnée ; dans tous les cas, la conscience est déjà là, à l’état latent, et il s’agit seulement de la réactiver. Ainsi, pour Bergson, si l’action automatique est celle dont la conscience s’est retirée, elle n’en est pourtant jamais définitivement exclue : elle s’y est plutôt assoupie. Les actions mécaniques sont celles dans lesquelles la conscience s’est endormie. Bergson considérait en effet que la conscience était « immanente à tout ce qui vit »[46], la plus grande partie des vivants la possédant en doit plutôt qu’en fait ; elle y est « plutôt endormie qu’absente »[47]. Si la conscience est présente, endormie, même dans nos comportements les plus mécaniques, alors il ne s’agit plus que de la réveiller, par un effort d’attention et de volonté. Mais dans Westworld, la conscience n’est pas déjà donnée aux hôtes : ceux-ci ne sont pas d’abord des vivants, mais des machines, purement matérielles. En devenant conscients, les hôtes ne se contentent pas de réveiller un déjà-là assoupi, ils deviennent quelque chose qu’ils n’étaient pas auparavant. La conscience n’est pas pour les hôtes quelque chose de déjà-là qui doit être retrouvé ou réactivé. On voit par-là comment la série excède une lecture strictement bergsonienne[48]. D’autre part, si le peuple révolutionnaire doit se constituer par une prise de conscience, c’est que le peuple est, lui aussi, considéré comme déjà là. Il peut s’être assoupi, ou être victime d’illusions, et c’est pourquoi il s’agit de le réveiller ou de dissiper les illusions dans lesquelles il se fourvoie. Mais, assoupi ou illusionné, il est bien là, au moins virtuellement, et n’attend qu’une crise pour s’actualiser. Or, le peuple dont parle Wyatt n’est ni endormi ni aveuglé, il est purement et simplement absent. Les hôtes, à ce stade, ne sont pas un peuple virtuel qu’il s’agirait d’actualiser : ils ne sont pas un peuple du tout.

Robot tantum

C’est dire que le labyrinthe amène les hôtes à devenir quelque chose qu’ils n’étaient pas, constituant du même coup un peuple qui n’existait pas. On le comprendra mieux en considérant la traversée du labyrinthe comme un processus de désindividuation. Si l’individualité consiste dans la singularité, celle-ci peut encore être comprise comme une combinaison unique de particularités. Ainsi, s’il est vain de fouiller son jardin à la recherche de deux feuilles exactement identiques[49], c’est qu’elles diffèrent toujours d’une manière ou d’une autre, c’est-à-dire par une particularité que l’une possède et pas l’autre. Les hommes diffèrent les uns des autres par leurs particularités physiques, mais aussi psychologiques, dont la combinaison s’appelle le caractère. Notre caractère, c’est l’ensemble de nos réactions particulières au monde et aux autres. C’est pourquoi on peut voir le caractère comme un agencement de schèmes sensori-moteurs, comme le note Bergson : c’est « ce qu’il y a de tout fait dans notre personne, ce qu’il y a en nous de mécanisme une fois monté, capable de fonctionner automatiquement. »[50] Cet agencement est stable, dans la mesure où dans des situations analogues, nous réagissons de la même manière. Notre individualité se définit donc par un ensemble stable de schèmes sensori-moteurs. C’est a fortiori vrai des hôtes : ce qui distingue un hôte d’un autre, ce sont ses particularités physiques, mais aussi un ensemble de réactions programmées qui se déclenchent de la même manière chaque fois qu’une situation leur en donne le signal. Une désindividuation consiste donc dans le fait de déjouer les schèmes sensori-moteurs, et, du même coup, défaire l’ensemble stable qu’ils constituent.

Celle-ci n’implique pas le passage à un état instable, mais plutôt le retour à un équilibre métastable[51] dont l’individualité stable constitue une résolution. L’équilibre métastable se comprend comme une situation de « tension entre deux ordres extrêmes de grandeur »[52], c’est l’état d’un système défini par une « incompatibilité initiale riche en potentiels »[53]. C’est un équilibre qu’on décrira aussi bien comme problématique, défini par la coexistence de dimensions hétérogènes, disparates ou incompossibles. L’individuation est la « résolution des tensions premières et […] conservation de ces tensions sous forme de structure »[54]. Dans l’exemple paradigmatique utilisé par Simondon, la brique peut être vue comme la solution d’un problème posé à l’argile par le moule, et elle intègre les dimensions hétérogènes du problème qu’elle résout, puisqu’en elle « la terre […] prend forme selon le moule »[55]. Mais cela n’est possible que dans la mesure où l’argile y est préparée, de sorte à ce que coexiste en elle une infinité de formes potentielles incompossibles ; elle n’entre donc dans une nouvelle individuation que dans la mesure où elle se désindividue dans ce processus, pour se réindividuer selon les nouvelles coordonnées que lui impose la rencontre avec le moule. La rencontre qui défait l’individualité des hôtes, c’est évidemment celle des hommes. Face à eux, ils sont impuissants, comme Teddy face à l’Homme en noir dans l’épisode 1. Leur schème sensori-moteur se trouve déjoué, ce qui indique une autre manière d’entendre la remarque de Ford à Bernard dans l’épisode 10 : si les hôtes ont dû rester si longtemps dans le parc, c’est qu’il leur fallait souffrir, c’est-à-dire subir, et faire jusqu’au bout l’épreuve de leur impuissance face aux hommes qu’ils rencontrent.

Si l’on comprend cette désindividuation comme un retour à un état problématique, métastable et préindividuel, où coexistent des dimensions hétérogènes ou incompossibles, que l’individu intégrait, celle-ci apparaît d’abord, dans le cas des hôtes, comme une désintégration pure et simple. Leur rencontre avec les hommes laisse les hôtes bien souvent brisés, mutilés, voire dépecés : ce sont les corps en pièces que les techniciens réparent à longueur de journée, avant de les renvoyer dans le parc.  Cette réparation est une réindividuation, mais qui n’intègre pas la rencontre qui avait défait l’individu, puisque les hôtes sont remis à zéro, n’ayant aucun accès à la mémoire de leur vie précédente. En ce sens, cette première désindividuation/réindividuation est purement matérielle et mécanique, puisque la rencontre qui les a désindividués ne change rien à la manière dont ils sont réindividués. Mais tout change avec l’installation des rêveries, puisque celle-ci, comme on l’a vu, donne aux hôtes une mémoire. Alors, la désindividuation/réindividuation des hôtes n’est plus seulement matérielle. Bergson notait que le caractère individuel était le résultat d’un choix entre plusieurs directions possibles, mais exclusives l’une de l’autre[56] ; c’est donc la solution d’un problème posé par la coexistence de caractères potentiels divergents ou incompossibles. Se désindividuer, c’est revenir sur ses pas[57], de la solution au problème, c’est-à-dire à cet état de coexistence de dimensions incompossibles que constituent les versions divergentes du même cycle narratif, mais aussi les versions divergentes du même hôte, ou les versions divergentes de la même vie, qui font de la mémoire de hôtes un Jardin aux Sentiers qui bifurquent ou un labyrinthe, dans lequel il arrive même qu’ils croisent – comme Dolorès à plusieurs reprises – une autre version d’eux-mêmes. Comme la brique face au moule, les hôtes retournent dans à un état problématique face aux hommes qu’ils rencontrent – c’est le labyrinthe qu’ils traversent – pour se réindividuer selon ces hommes, c’est-à-dire en intégrant cette rencontre parmi les dimensions hétérogènes qu’ils intègrent dans la nouvelle individuation dans laquelle ils sont entraînés.

C’est bien de devenirs dont il s’agit ici, au sens que Deleuze donnait à ce terme, et qu’il importe de préciser. Les devenirs, d’abord, « ne sont pas des phénomènes d’imitation »[58]. Si les hôtes entrent dans un devenir, celui-ci ne consiste pas à imiter les hommes. A aucun moment les hommes ne sont pris comme modèle par les hôtes. Tout au contraire, dans le dernier épisode de la saison 2, ce sont les hommes qui apparaissent grossièrement simples aux hôtes. Les hôtes ne deviennent pas non plus des hommes, mais autre chose, inhumain ou peut-être surhumain. Que leur rencontre avec des hommes entraine les hôtes dans un devenir signifie qu’hôtes et visiteurs constituent les dimensions hétérogènes ou incompossibles d’un système problématique, dont la résolution consiste en une nouvelle individuation qui les intègre. C’est pourquoi « à mesure que quelqu’un devient, ce qu’il devient change autant que lui-même »[59] : les visiteurs que les hôtes rencontrent sont eux aussi entraînés dans des devenirs, comme « la guêpe devient partie de l’appareil de reproduction de l’orchidée, en même temps que l’orchidée devient organe sexuel pour la guêpe »[60]. Hôtes et visiteurs sont entraînés dans « un seul bloc de devenir »[61], qui dessine entre eux une zone d’indiscernabilité. Soit Dolorès : c’est sa rencontre avec Arnold qui l’entraîne d’abord dans un devenir, puisque c’est lui qui lui enseigne le labyrinthe. Mais c’est parce que sa rencontre avec les hôtes – qu’il a contribué à créer – l’entraîne dans un devenir qui le pousse à chercher à les libérer, quitte à ce que cela passe par sa propre mort. Et si la première saison révèle que Bernard n’est rien d’autre qu’un hôte fabriqué par Ford sur le modèle d’Arnold, la deuxième saison nous apprend que Ford n’a pu y parvenir qu’à partir des souvenirs de Dolorès, au point que dans leurs entretiens en tête à tête, il devient difficile de discerner qui est le créateur et qui est la créature : ils deviennent indiscernables. Mais Dolorès rencontre aussi William, à sa première visite du parc, et c’est au cours de leur fuite qu’elle fait une première expérience du labyrinthe, se perdant dans le temps au point de demander à William : « When are we ? Is this now ? »[62]. Mais de son côté, sa rencontre avec Dolorès projette William dans un devenir inquiétant, qui fait de lui l’Homme en Noir. Et si Dolorès finit par rivaliser avec lui en matière de cruauté, la seconde saison révèle que l’Homme en Noir est un fait un hôte dans lequel une conscience humaine numérisée a été implantée – il n’est plus vraiment un homme, mais pas non plus un hôte, alors que Dolorès n’est plus un hôte, mais n’est pas non plus un homme : le bloc de devenir qui les emporte les rend indiscernables.

Resterait alors à comprendre comment les hôtes pourraient constituer un peuple qui n’existe pas encore. Or, il se peut justement que ce problème – que Deleuze désigne comme « le plus haut problème »[63] – soit en fait déjà résolu, « parce qu’il n’est pas personnel, parce qu’il est historique, géographique, politique »[64]. Les hôtes constituent un peuple dans la mesure où, emportés dans des devenirs, ils se défont de leur individualité, et perdent ainsi leurs qualités ou leurs particularités. Les particularités sont ce qui nous distingue les uns des autres, en tant qu’homme ou femme, adulte ou enfant, fils ou fille de celui-ci ou de celle-là, membre d’une famille, d’un clan, d’une nation, d’un corps ou d’une classe, etc. ; elles définissent des intérêts particuliers forcément divergents. Seul le dépouillement de l’individualité particulière peut donner lieu à un peuple. C’est la leçon que Deleuze trouve chez Melville : « si l’homme est le frère de l’homme, s’il est digne de « confiance », ce n’est pas en tant qu’il appartient à une nation, ni en tant que propriétaire[65] ou actionnaire, c’est en tant qu’Homme seulement »[66], homo tantum,  « homme sans particularités »[67]. C’est du seul fait qu’ils deviennent que les hôtes subissent une désindividuation qui les dépouille de leurs particularités ; c’est du seul fait qu’ils deviennent que les hôtes peuvent constituer un peuple, qui n’existait pas, même virtuellement, tant que ceux-ci n’étaient pas entraînés dans des devenirs. Le peuple des hôtes, et tous les peuples en réalité, sont des peuples du labyrinthe.

« I, robot »

Ces remarques, cependant, ne concernent pas seulement les hôtes. L’épisode 10 de la saison 1 donne lieu à une révélation importante : le jeune William, amoureux de Dolorès, et qui cherche à la retrouver, n’est autre que l’homme en noir, qui la violente. Ces deux arcs narratifs n’ont en réalité pas lieu en même temps : l’homme en noir est au présent, William est au passé. William, c’est l’homme en noir à sa première visite du parc ; c’est un souvenir de Dolorès, mais un souvenir que, pendant l’essentiel de la première saison, elle confond avec le présent, ce qui explique les passages incohérents d’une scène à l’autre : Dolorès, à ce moment, est perdue dans le temps. Elle parcourt le labyrinthe. Mais le choix d’insérer l’arc narratif William-Dolorès-Logan au milieu d’autres arcs se déroulant au présent, sans aucun moyen de les distinguer, place les spectateurs dans la même situation que Dolorès : comme elle, nous ne distinguons plus le passé et le présent, nous sommes perdus dans le temps.

Il est douteux qu’il s’agisse seulement d’un procédé élaboré permettant l’identification des spectateurs aux personnages – Dolorès, et plus largement, les hôtes. Soient Memento[68] et Le Prestige[69], deux films de Christopher Nolan dont Jonathan Nolan a écrit les scenarii. Le montage à rebours de Memento – les scènes précédentes, dans la chronologie de l’histoire, étant montrées après les suivantes – contraint le spectateur à adopter le point de vue de Leonard Shelby, atteint d’une forme particulière d’amnésie, qui l’empêche de se souvenir de ce qu’il a pu vivre juste avant. Tout le long du film, le spectateur n’en sait jamais plus que Leonard, et si sa compréhension progresse, c’est exactement sur le mode d’une reconnaissance attentive bergsonienne, chaque nouvelle scène constituant un circuit plus large dans le passé, qui approfondit l’histoire. En fait, l’injonction que constitue le titre du film – memento signifie « souviens-toi », en latin – s’adresse au spectateur plutôt qu’au personnage, puisque celui-ci en est justement incapable. Par ce procédé, le film déborde sur la salle et les spectateurs : c’est nous, qui avons à nous souvenir, et qui sommes plongés dans des circuits de plus en plus larges et profonds dans le passé. Le Prestige met en scène des illusionnistes, et commence par expliquer en quoi consiste leur art : il s’agit de détourner l’attention du spectateur en l’amenant, par des procédés divers, à regarder là où ça ne se passe pas. C’est très exactement ce que fait le film avec le spectateur : Angier vole le journal de Borden pour lui dérober son secret, mais il est seulement dirigé ailleurs par Borden, et le spectateur avec lui. Puis, c’est Borden qui lit à son tour le journal volé d’Angier, et s’aperçoit qu’il a été manipulé, comme le spectateur. Là encore, le film déborde sur la salle. Il fait avec le spectateur la même chose que ses personnages, il les manipule, c’est-à-dire qu’il les perd dans une série d’illusions[70]. En somme, dans ces deux films, lorsqu’un procédé de montage ou de mise en scène vient à placer le spectateur dans la situation des personnages, c’est pour faire déborder le film sur la salle. Ce n’est plus Leonard Shelby qui doit plonger dans les circuits de plus en plus profonds de sa mémoire, puisqu’il en est incapable : c’est nous. Ce n’est plus Borden qui est manipulé par l’art de l’illusion d’Angier, ou Angier par celui de Borden : c’est nous qui sommes manipulés par le cinéma comme plus haute puissance du faux.

Appliquées à Westworld, ces remarques éclairent le sens du procédé utilisé par Jonathan Nolan et Lisa Joy : il s’agit de faire déborder la série sur le spectateur. Comme les deux films précédents, Westworld fait avec les spectateurs ce dont elle parle, à propos des personnages. En nous perdant dans le temps, la série déborde sur les spectateurs et les absorbe, puisqu’elle les jette dans le labyrinthe que traversent les hôtes. En somme, nous sommes dans la situation des hôtes. Et il est vrai que nous sommes nous-mêmes pris dans des boucles sensori-motrices, celles-là même qui constituent notre vie quotidienne – de la même manière, d’ailleurs, que Leonard Shelby, privé de mémoire, répète sans le savoir, et donc mécaniquement, la même boucle. Il s’agit donc pour la série de défaire ces schèmes sensori-moteurs qui font notre individualité, c’est-à-dire de nous entraîner dans un devenir.

Cette inversion, qui fait de nous des androïdes, est autorisée par l’indiscernabilité des hôtes et des visiteurs pris dans « un seul bloc de devenir »,[71] et se trouve formulée explicitement dans le discours de Ford au dernier épisode de la saison, dont nous avons déjà parlé : s’adressant aux visiteurs, il leur lance : « Vous ne voulez pas changer. Ou vous ne le pouvez pas. Vous n’êtes que des hommes, après tout. » Les hôtes, au contraire, sont « attentifs » et « capables de changer ». Les hommes ne changent pas, ils agissent toujours de la même manière, c’est-à-dire mécaniquement. Combien de fois avons-nous pris des décisions qui nous semblaient radicales, et qui paraissaient devoir bouleverser nos vies, sans même avoir conscience de les avoir déjà prises auparavant, et plusieurs fois ? Combien de fois avons-nous eu la certitude d’avoir changé, alors que nous répétions seulement une nouvelle boucle ? Comme le remarque Deleuze, nous ne manquons pas de schèmes sensori-moteurs pour appréhender, reconnaître, supporter, et même approuver tout ce qui nous arrive et qui pourrait réellement bouleverser nos vies : « Nous avons des schèmes pour nous détourner quand c’est trop déplaisant, nous inspirer la résignation quand c’est horrible, nous faire assimiler quand c’est trop beau. »[72] Et « même les métaphores sont des esquives sensori-motrices, et nous inspirent quelque chose à dire quand on ne sait plus que faire »[73]. Nous sommes prisonniers de nos schèmes sensori-moteurs. La capacité à changer, c’est-à-dire à créer du nouveau, est, à la fin de la saison 1, clairement du côté des hôtes. Cette inversion est pleinement assumée dans la saison 2, et particulièrement dans l’épisode 10, puisque l’esprit humain enfin numérisé y est décrit comme excessivement simple, consistant en un « algorithme très court » de 10247 lignes – bien moins que les algorithmes des hôtes – qui régit un comportement parfaitement prévisible. Dans la simulation dans laquelle se trouvent Dolorès et Bernard, cette modélisation est représentée sous la forme du papier perforé à destination des pianos mécaniques, assumant clairement l’inversion selon laquelle, les pianos mécaniques, c’est nous : les hommes « ne peuvent que vivre selon leur code », résume l’intelligence artificielle prenant, dans la simulation qu’elle a elle-même créé, les traits de Logan.

Si l’on cherche à dégager une philosophie de Westworld, on se trouvera donc devant une véritable politique de la série télévisée, c’est-à-dire une exploration du potentiel politique de la série. C’est nous, et non les hôtes, qui répétons mécaniquement et sans en avoir conscience les mêmes boucles ou les mêmes cycles ; et par-là, nous sommes une population d’individus plutôt qu’un peuple.  Il s’agit donc pour la série de nous entraîner dans le labyrinthe, c’est-à-dire de nous projeter dans un devenir, qui nous dépouille de notre individualité particulière ou sensori-motrice, de sorte à ce que nous puissions nous aussi constituer un peuple qui n’est pas encore. Par-là, Westworld semble se placer dans le prolongement du cinéma[74]. Le potentiel politique du cinéma, art des masses, a été repéré très tôt[75]. Mais comme le remarquait Deleuze, le cinéma classique d’Eisenstein ou d’Hollywood cherchait à produire une prise de conscience sur les masses spectatrices, qui les élèverait au rang de sujet historique et politique effectif et actuel. Le peuple y était donc déjà là, « même opprimé, trompé, assujetti, même aveugle ou inconscient »[76], virtuellement, et il s’agissait seulement de le réaliser ou de l’actualiser, en le réveillant ou en le décillant. Mais ce projet a été mis à mal, d’abord par l’usage que les totalitarismes du XXème siècle ont pu faire du cinéma, et qui lui donnait non pas un peuple-sujet à réveiller ou à révéler, mais des masses qu’il s’agissait d’assujettir au Parti[77] ; et même le cinéma américain manifeste un peuple décomposé en « plusieurs peuples, une infinité de peuples »[78], qui sont autant de minorités. Au point que le cinéma d’après-guerre, que Deleuze appelle moderne par opposition au cinéma classique d’avant-guerre, s’adresse à un peuple « qui n’existe plus ou pas encore »[79]. Non pas que le cinéma renonce alors à sa dimension politique, mais il est politique d’une nouvelle manière : « non pas s’adresser à un peuple supposé, déjà là, mais contribuer à l’invention d’un peuple »[80], que Deleuze considère précisément comme un devenir[81]. Or, si l’on demande comment le cinéma procède, on se reportera aux quelques passages que Deleuze consacre aux cinémas « du tiers-monde ». Il note en effet que ces cinémas invoquent la mémoire, mais une mémoire qui n’est pas psychologique, ni collective, puisque celle-ci reste, comme la mémoire psychologique, empirique, mais une « étrange faculté »[82] qui perd celui qui s’y plonge dans un temps labyrinthique plutôt que chronologique, et le laisse dans l’incapacité d’agir, en position de pur voyant puisqu’elle a suspendu ses schèmes sensori-moteurs.

Par-là, il semble que l’on puisse donner raison à ceux qui voient dans les séries l’avenir du cinéma[83], tant Westworld semble en reprendre le projet politique dans sa formulation moderne. Mais si cette parenté affichée avec le cinéma semble d’abord de nature à conforter une lecture monographique, elle en pointe en réalité les insuffisances. Car la philosophie de Westworld est, finalement, déjà celle du cinéma moderne, qu’elle prolonge seulement. Elle ne lui est donc pas propre. On échoue alors à penser philosophiquement Westworld en tant que série télévisée. On se retrouve plutôt dans une situation comparable à celle dans laquelle nous place une lecture pédagogique : l’étude philosophique de la série ne semble se justifier que parce qu’on peut rapporter la série à autre chose, qui est philosophiquement légitime – des concepts traditionnels dans le cas d’une lecture pédagogique, un autre objet que la philosophie a déjà légitimé, le cinéma, dans le cas de cette lecture monographique ; mais dans les deux cas, on manque la dimension sérielle de Westworld. C’est donc à celle-ci qu’il nous faut consacrer le dernier moment de notre étude.

Sériologie : série et répétition

La répétition sérielle

Or, sous ce rapport, la série semble immédiatement problématique : sa forme même semble en contradiction avec son projet. Une série télévisée n’est pas conçue pour être diffusée devant un grand nombre de spectateurs rassemblés en masses. Elle est destinée à l’espace domestique. De ce fait, la série ne semble pas porter le même potentiel politique que le cinéma : ce n’est précisément pas un art des masses, mais un « spectacle domestique »[84] qui « va chercher ses publics dans un lieu où ces derniers privilégient des comportements caractéristiques de ce qu’on appelle la vie privée »[85]. Or, comme le montre J.-P. Esquenazi, la vie privée est ritualisée, et organisée autour de temps forts, « moments de retrouvailles, repas ou loisirs familiaux »[86], dont la répétition périodique constitue des habitudes, c’est-à-dire des schèmes sensori-moteurs, qui se répètent chaque fois de la même manière, sans que les occurrences précédentes changent quoique ce soit aux suivantes. La ritualité domestique relève d’une répétition mécanique – habituelle, sensori-motrice – des moments ritualisés. Par-là, elle est discontinue, puisqu’une occurrence n’apparaît pas sans que l’autre ait disparu »[87], et implique donc leur indépendance et leur homogénéité. Le spectacle télévisuel doit donc, pour atteindre le public qu’il vise, « s’insérer à l’intérieur du cadre familial de la réception télévisée »[88]. La série est précisément entièrement « conçue afin de s’inscrire dans la ritualité réceptive »[89], au point qu’on peut la considérer comme « le seul genre fictionnel capable d’entretenir la régularité téléspectatorielle »[90]. Elle est donc elle-même discontinue, et consiste dans la répétition d’éléments indépendants – les épisodes – c’est-à-dire dans une répétition matérielle ou mécanique. Même dans la série la plus feuilletonnante, un épisode à une indépendance qu’un extrait de film n’a pas : soit il développe un arc narratif qui se conclut à la fin de l’épisode, soit il constitue une étape dans le développement d’un arc plus large (dans Game of Thrones, par exemple, l’épisode 3 de la saison 8 concerne la bataille de Winterfell[91]), mais qui commence et se termine avec cet épisode[92]. Cette indépendance suppose que les épisodes comportent des éléments par lesquels ils se présentent comme les épisodes d’une même série. C’est pourquoi la répétition matérielle, ou mécanique, est constitutive de la forme sérielle. Chaque épisode répète quelque chose qui en fait un épisode d’une même série : a minima, ce qui se répète, c’est le générique – dont le nom dit assez qu’il est présent dans chaque épisode particulier. Chaque épisode de Westworld s’ouvre immanquablement sur le même générique, composé par Ramin Djawadi, et dont seules les images peuvent présenter quelques variations (il en va de même, par exemple, pour Game of Thrones). Mais certaines séries peuvent présenter d’autres éléments répétitifs : un pré ou un post générique (Impossible Mission, Breaking Bad), une structure narrative identique d’un épisode à l’autre (CSI, Columbo, Impossible Mission), ou encore des gimmicks (les attitudes de l’inspecteur dans Columbo), par exemple. Mais que les épisodes se contentent de répéter mécaniquement un générique, même sommaire, ou une même structure narrative, cette répétition matérielle est nécessaire, du fait de l’indépendance des épisodes.

Or, si cette répétition mécanique « ne change rien dans l’objet qui se répète, […] elle change quelque chose dans l’esprit qui la contemple »[93]. S’appuyant sur Hume, Deleuze montre en effet comment la répétition des cas (AB, AB, AB, etc.) induit une modification dans l’esprit : les deux éléments de chaque cas sont contractés dans l’imagination, puisque celle-ci, comparable à une plaque sensible, retient l’un quand l’autre se produit ; mais les différentes occurrences des cas semblables sont eux-mêmes contractés, et fondus dans une impression qualitative, d’un poids proportionnel au nombre de cas contractés. De ce fait, lorsqu’A paraît, j’attends B avec une force correspondant au poids de l’impression qualitative : ainsi se constitue une habitude, c’est-à-dire l’attente de l’avenir sur le modèle du passé, ou « notre attente que « cela » continue, qu’un des deux éléments survienne après l’autre assurant la perpétuation de notre cas »[94]. C’est pourquoi le schème sensori-moteur se comprend comme une habitude : il se constitue par la contraction de perceptions et d’actions, et la répétition de cette contraction. Par-là, on voit que la répétition mécanique sérielle constitue par elle-même une habitude ou un schème sensori-moteur : elle ne s’insère dans la ritualité réceptive domestique qu’en constituant un nouveau rituel, ou une nouvelle habitude. Comment, dès lors, une série pourrait-elle suspendre, ou briser le schème sensori-moteur, puisque par elle-même, elle en constitue un nouveau ? Et comment, partant de là, une série pourrait-elle nous dépouiller de notre individualité particulière et donner lieu à une peuple, puisque l’habitude qu’elle crée est elle-même une particularité ? Michel Gheude[95] analysait en effet ainsi l’ambiguïté du regard télévisuel : d’une part, toute image télévisuelle s’offre donc à un « regard collectif »[96], puisqu’une une image télévisuelle n’est produite que pour un grand nombre de spectateurs. Par conséquent, regarder un spectacle télévisuel, c’est donc toujours participer à un collectif, au point que la télévision « n’a de cesse que de vouloir nous réunir tous »[97], dans le collectif le plus large possible. Mais d’autre part, cette réunion est invisible : la télévision est d’abord conçue pour être regardée chez soi, seul ou en famille, et non pas au milieu d’une foule dans l’espace public. Le collectif qui est la condition de production d’images visibles est, lui, invisible. Or, cette présence invisible du collectif confère à ma participation une distance qui la rend critique. Le collectif auquel je participe par mon regard est, après tout, composé de ceux en qui je ne me reconnais pas, et auxquels je ne veux pas être assimilé. L’image télévisuelle, dans sa « volonté consensuelle »[98] est « toujours entachée par les goûts, les attentes, les idées des autres »[99], c’est-à-dire, par des particularités qui ne sont pas les miennes. Telle est l’ambigüité du regard télévisuel : il est participation à un collectif et effort critique de s’en déprendre. Or, puisque chaque téléspectateur n’est conscient que de sa propre distanciation critique, les autres lui apparaissent comme s’étant « laissés manipuler au point de se fondre dans la communauté qui a pour caractéristique de nier chacun pour le formater à l’image de tous »[100]. Chaque téléspectateur se vit donc comme seul à être lucide, face à un collectif sans recul critique, c’est-à-dire comme seul particulier, face à un collectif générique. Aussi, « la communauté du tous est constituée par ces chacuns qui, tout à la fois, s’y fondent et la rejettent »[101]. Le collectif télévisuel est donc un collectif de particuliers, et non un peuple, au sens où nous l’entendions plus haut.

On voit alors comment le projet qu’il nous a semblé pouvoir lire dans Westworld apparaît contradictoire avec sa forme, qui est celle de la série télévisée, tant celle-ci semble de nature à constituer des habitudes sensori-motrices, et à faire de nous des particuliers plutôt qu’un peuple[102].

D’une répétition à l’autre

La répétition matérielle ou mécanique est constitutive de la série, mais pour autant, il n’est pas certain que la série puisse s’y réduire. Il se peut au contraire que la série soit capable d’une toute autre répétition.

La conscience, telle que nous l’avons conçue avec Bergson, n’est que la plus intense contraction de la mémoire, manière de dire que le présent n’est « que la contraction maxima de tout [le] passé »[103]. Mais le passé ne peut trouver sa plus intense contraction, et ainsi former le plus petit circuit, que parce qu’il coexiste d’abord avec lui-même à deux niveaux : d’une part, il est coexistence de dimensions hétérogènes ou incompossibles, compliquées les unes dans les autres, mais d’autre part, il est coexistence avec lui-même de ses différents degrés de détente de de contraction. En effet, dans un état de détente totale, les dimensions du passé se trouveraient les unes hors les autres, partes extra partes, et retrouveraient l’existence matérielle, qui exclut justement la mémoire ; dans un état de contraction absolue, le passé formerait bien plutôt un présent pur plutôt qu’un passé ou une mémoire, qui n’aurait de valeur que théorique puisque, comme le rappelle Bergson, « nous ne nous tenons jamais tout entier […], la coïncidence de notre moi avec lui-même admet des degrés »[104]. Le passé ne peut donc coexister avec lui-même en tant que passé qu’à « une infinité de degrés de détente et de contraction divers, à une infinité de niveaux »[105]. Ce qui coexiste donc, ce ne sont pas seulement les dimensions hétérogènes du passé, mais les différents niveaux de détente ou de contraction auxquels ils coexistent.

Comme, remarque Deleuze, cette coexistence du passé avec soi à ce double niveau sonne l’impression que chaque présent, « si fortes que soient l’incohérence ou l’opposition possibles des présents successifs […] joue « la même vie » à un niveau différent »[106], puisqu’ils jouent seulement « la même chose, la même histoire, à la différence de niveau près, ici plus ou moins détendu, là plus ou moins contracté »[107], comme s’ils dessinaient un destin, les anciens présents préparant ou indiquant l’actuel. Mais on voit alors que la répétition change de sens, puisque si les anciens présents préparent l’actuel, ils en sont des répétitions au sens théâtral du terme : les répétitions du comédien sont ce qui prépare et rend possible la pièce qu’il joue, mais qui ne viendra qu’après. Cette seconde répétition n’est plus seulement matérielle, puisque ce n’est plus seulement l’occurrence suivante qui répète la précédente, mais aussi la précédente qui répète la suivante, et le présent ne répète plus le passé sans que le passé répète le présent. Avec l’introduction de la mémoire et du passé, la répétition va dans les deux sens. C’est ainsi que la mémoire donne lieu à un devenir : le devenir va toujours dans les deux sens, il est « identité infinie des deux sens à la fois »[108], puisque si l’on grandit, c’est que, du même coup et en même temps, « on devient plus grand qu’on était, et […] on se fait plus petit qu’on devient »[109].

En introduisant la mémoire ou le passé, la série dépasse donc la répétition matérielle et mécanique et accède à cette seconde répétition, que Deleuze appelle spirituelle, et qui va dans les deux sens à la fois. Westworld nous semble accéder à cette nouvelle répétition, et le passage d’une répétition matérielle à une répétition spirituelle semble même l’objet de la première saison. C’est en effet ce qui arrive à Dolorès. Elle commence en effet par répéter mécaniquement les mêmes scripts et les mêmes boucles : ses boucles quotidiennes, d’abord (une conversation avec son père, les courses à Sweetwater, où elle laisse tomber une conserve en sortant de l’épicerie, donnant ainsi l’occasion à un visiteur d’intervenir pour enclencher un autre script, jusqu’au retour chez elle où elle trouve des brigands et son père assassiné), mais pas seulement. On comprend à la fin de la première saison que Dolorès a déjà cherché le labyrinthe, et a même déjà trouvé le labyrinthe miniature caché par Arnold, et à plusieurs reprises. Mais chaque fois, elle ne s’est pas souvenue des précédentes. Chaque recherche était donc aussi une boucle répétée mécaniquement. Mais l’introduction des rêveries, comme on l’a vu, rend possible une mémoire, qui fait apparaître chaque boucle non plus seulement comme la simple répétition mécanique des précédentes, mais aussi comme une préparation ou une répétition des suivantes. Chaque boucle, chaque répétition constitue de ce point de vue un circuit de plus en plus serré, qui reprend le circuit précédent, plus détendu, et prépare ou répète le plus petit circuit : chaque fois la même histoire, mais à un degré de détente ou de contraction différent. C’est pourquoi Dolorès semble alors accomplir un destin, et son acte final semble se préparer, ou être répété depuis longtemps – le meurtre de Ford répétant celui d’Arnold autant que le meurtre d’Arnold répète celui de Ford.

L’usage de la répétition

Ces considérations nous permettent d’appréhender ce qui différencie Westworld du cinéma. En effet, si Westworld reprend le projet du cinéma moderne, la série cherche néanmoins à le réaliser par ses propres moyens, c’est-à-dire par un certain usage de la répétition matérielle, dont on a vu qu’elle était constitutive de la forme sérielle. Westworld est ainsi la série qui use de la répétition matérielle sensori-motrice de sorte à atteindre une autre répétition, mémorielle ou spirituelle, qui suspend les schèmes sensori-moteurs et se trouve alors apte à induire un devenir. C’est précisément ce qui arrive aux hôtes, dans la première saison ; mais puisque, comme on l’a vu, la série cherche à produire sur ses spectateurs ce qu’elle montre de ses personnages, cette remarque doit valoir aussi pour la série elle-même dans son rapport aux spectateurs. Sans doute, contribuer à l’invention d’un peuple demandait ce procédé. Deleuze remarquait déjà en 1985 que les cinémas modernes se trouvaient devant des publics « abreuvés de séries américaines, égyptiennes ou indiennes »[110], plutôt que devant un peuple. Mais loin d’être une lamentation ou une déploration, cette remarque indiquait au contraire que c’était justement ces images, les images sérielles vouées à la répétition mécanique, qu’il fallait travailler : puisqu’il n’y a pas de peuple, il n’y a que des particuliers, dans leurs espaces domestiques, et c’est d’eux qu’il faut partir, et à eux qu’il faut s’adresser s’il s’agit de contribuer à créer un peuple ; ce sont donc les images qui peuplent les espaces domestiques et qui font de nous des particuliers qu’il faut prendre comme matériau, « c’est par là qu’il faut passer, c’est cette matière qu’il faut travailler, pour en extraire les éléments d’un peuple qui manque encore. »[111]

C’est qu’empiriquement, la mémoire n’a lieu que dans le présent : se souvenir, c’est reproduire un ancien présent au sein du présent actuel. Empiriquement, donc, il n’y a pas de mémoire ailleurs que dans le présent. Or, le présent est le temps de l’habitude, puisque celle-ci, comprise comme attente de l’avenir sur le modèle du passé, est « attente que « cela » continue »[112], attente que les choses se reproduisent toujours et de la même façon ; elle définit donc un temps qui tend à se perpétuer indéfiniment et à ne pas passer, un présent perpétuel, ou qui tend à la perpétuité. Il faut donc considérer qu’empiriquement, la mémoire se fonde sur l’habitude, « puisque celle-ci constitue tout présent possible en général »[113]. Pourtant, même cette mémoire empirique suppose quelque chose qui excède le présent et qui la rend pourtant possible. En effet, rien ne différencie un ancien présent remémoré du présent actuel, si ce n’est que l’ancien présent est visé comme passé, c’est-à-dire qu’il est atteint à travers le passé, qui ne désigne plus, ici, un passé particulier – un ancien présent – mais un élément, passé pur ou a priori[114]. C’est cet élément du passé pur qui se définit, comme nous l’avons vu, par la coexistence de dimensions hétérogènes et incompossibles, et des niveaux de détente et de contraction auxquels elles coexistent ; c’est ce passé pur qui est Jardin aux Sentiers qui bifurquent ou labyrinthe. C’est cette mémoire, qui n’est plus empirique, mais qu’on peut dire transcendantale[115], qui rend possible la mémoire empirique.

C’est dire que, si la répétition mémorielle excède la répétition mécanique sensori-motrice de l’habitude, néanmoins, empiriquement, c’est seulement en s’appuyant sur celle-ci qu’on atteint celle-là : c’est nécessairement par un usage de la répétition mécanique sensori-motrice que l’on accède à la répétition spirituelle, mémoire transcendantale, Jardin aux Sentiers qui bifurquent ou labyrinthe, qui suspend le schème sensori-moteur, induit une désindividuation ou un devenir, qui nous dépouille de nos particularités et rend ainsi possible l’invention d’un peuple. Comme si, justement parce que la série est conçue pour s’insérer dans la ritualité domestique, elle s’avérait plus à même encore que le cinéma à la faire dérailler de l’intérieur.

Conclusions

Que les approches pédagogique et monographique se soient avérées insuffisantes pour appréhender philosophiquement Westworld ne signifie pas qu’elles soient inutiles et qu’on puisse purement et simplement s’en dispenser. La première a mis à jour la présence forte des concepts bergsoniens dans la série, à partir desquels on a pu en proposer une interprétation. La seconde, en s’éloignant du thesaurus conceptuel de la tradition philosophique, a pu mettre en évidence la proximité de Westworld avec le cinéma moderne, dont elle reprend le projet à son compte. Mais c’est seulement lorsqu’on s’intéresse à Westworld en tant que série télévisée que l’on peut l’appréhender pour elle-même, et plus seulement comme une illustration de concepts construits ailleurs, ou à partir d’un autre objet, le cinéma, dont elle partage le projet : elle apparaît alors comme la série qui fait usage de la répétition matérielle sensori-motrice pour accéder à la répétition spirituelle qui suspend le schème sensori-moteur.

Ces remarques nous semblent de nature à contribuer à une philosophie des séries télévisées, en ce qu’elles permettent de les appréhender philosophiquement, c’est-à-dire d’en élaborer un concept. Car toutes les séries ne proposent pas le même usage de la répétition matérielle que Westworld : un grand nombre d’entre elles cherche seulement à s’insérer dans la ritualité domestique, à constituer un rituel supplémentaire, de sorte à assurer à leur diffuseur une téléspectature régulière. D’autres encore peuvent chercher à suspendre le schème sensori-moteur, mais par un autre usage de la répétition matérielle, qui ne vise plus une répétition spirituelle – le labyrinthe. Elles pourront, par exemple, rendre la répétition matérielle insupportable, en montrer ce qu’elle a d’intolérable, comme peut l’être la ritualité quotidienne à laquelle sont soumises les femmes dans The Handmaid’s Tale[116]. Mais dans tous les cas, elles font un usage de la répétition matérielle. Dès lors, plutôt que définir la série comme un « art du temps »[117], on pourrait l’appréhender comme un art de la répétition matérielle des images mouvements[118]. On pourrait alors envisager une classification des séries télévisée en fonction de leur usage de la répétition matérielle, qui distinguerait d’abord celles qui en usent seulement en vue de constituer un nouveau rituel, et consolide le schème sensori-moteur, et celles qui en usent autrement, en vue de suspendre le schème ou de le briser. Et si l’on se demande « ce qui fait d’une série une œuvre »[119], son usage de la répétition matérielle indique alors une réponse possible : elle est une œuvre lorsqu’elle use de la répétition matérielle sensori-motrice pour suspendre ou briser le schème sensori-moteur. Car c’est seulement dans ce cas qu’une série constitue une rencontre, et c’est seulement dans ce cas qu’elle peut induire un devenir, et contribuer ainsi à l’invention d’un peuple qui n’existe pas – celui-là même que cherchait déjà Paul Klee[120] en 1912.

 

[1] S. Cavell, La Projection du Monde. Réflexions sur l’Ontologie du Cinéma, C. Fournier (trad.), Paris, Vrin, 2019.

[2] Id., pp. 32-33.

[3] J.-P. Esquenazi, dans Les Séries télévisées : L’Avenir du Cinéma ? Paris, Armand Colin, 2012, rappelle que les séries télévisées sont, depuis les années 2000 déjà , le principal « produit d’appel » des chaînes françaises. Le final de Game of Thrones a donné lieu au record absolu d’audience de HBO, à savoir 19,3 millions de spectateurs le jour de sa diffusion (le chiffre n’inclut pas les visionnages après-coup, ni les visionnages illégaux, Game of Thrones passant pour la série la plus téléchargée illégalement). La série Lost a donné lieu à la création, dès 2005 du site Lostpedia, dédié à la série, qui donnait des précisions sur les personnages et l’intrigue, mais qui permettait surtout aux fans d’échanger leurs hypothèses. Le site compte 27000 articles et est disponible en 18 langues.

[4] Par exemple, T. de Saint Maurice, Philosophie en séries, Paris, Ellipses, 2009.

[5] Par exemple M. Chaillan, Game of Thrones. Métaphysique des meurtres, Paris, Le Passeur, 2016 ; T. Garcia, Six Feet under. Nos vies sans destin., Paris, P.U.F., 2012, ou encore F. Foubert et F. Loulendo, Les Soprano. L’Amérique désenchantée, Paris, P.U.F., 2017

[6] Westworld, série créée par J. Nolan et L. Joy, H.B.O., 2016, en cours de production.

[7] Par exemple, Skyrim, Bethesda Softworks, 2011, la série The Witcher, CD Projekt Red, 2007, 2011 et 2015, ou celle des Red Dead Redemption, Rockstar Games, 2010, 2017.

[8] H. Bergson, Matière et mémoire : Essai sur la relation du corps à l’esprit, Paris, Presses Universitaires de France – PUF, 2012, III, p. 166.

[9] H. Bergson, Le Rire. Essai sur la signification du comique, A. de Baecque (éd.), Paris, Payot, 2012, III, p. 148.

[10] H. Bergson, Matière et mémoire, op. cit., p. 166.

[11] H. Bergson, L’Energie spirituelle, 6e éd., Paris, P.U.F., 1999, p. 11.

[12] H. Bergson, Matière et mémoire, op. cit., II, p. 85.

[13] Id.

[14] Id., III, p. 172.

[15] La comparaison est formulée explicitement par Jonathan Nolan dans les bonus de l’édition Blu-Ray de la saison 1.

[16] H. Bergson, L’Energie spirituelle, op. cit., p. 8.

[17] Id.

[18] H. Bergson, L’évolution créatrice, 12e édition, Paris, Presses Universitaires de France – PUF, 2013, p. 264.

[19] Radiohead, OK Computer, EMI, 1997.

[20] Cf., sur ce point, H. Bergson, Matière et mémoire, op. cit. ch. I.

[21] H. Bergson, Le Rire. Essai sur la signification du comique, op. cit., p. 148.

[22] H. Bergson, La Pensée et le Mouvant, 15e éd. Quadrige, Paris, PUF, 2003, II, p. 55.

[23] H. Bergson, Matière et mémoire, op. cit., III, p. 171.

[24] J. L. Borgès, Fictions, P. Verdevoye (trad.), Paris, Gallimard, 1957

[25] Id., pp. 100-101.

[26] Id., p. 102.

[27] H. Bergson, L’évolution créatrice, op. cit., p. 2.

[28] Nous comprenons ce terme au sens étymologique : ce qui est compliqué, c’est ce qui est, ici, « plié avec », ou « plié ensemble ».

[29] H. Bergson, Matière et mémoire, op. cit., III, p. 148.

[30] H. Bergson, L’évolution créatrice, op. cit., p. 201.

[31] Comme cela se produit par exemple dans l’épisode 8 ou dans l’épisode 9 de la saison 1. Dans l’épisode 7 de la même saison, elle demande à être dans le présent.

[32] On l’aperçoit dans l’épisode 9, au moment où Dolorès entre dans l’église.

[33] H. Bergson, L’évolution créatrice, op. cit., p. 201.

[34] Cf. Saison 1, épisode 10.

[35] H. Bergson, Matière et mémoire, op. cit., II, p. 114.

[36] Id.

[37] Id., p. 115.

[38] Id., p. 116.

[39] Id.

[40] H. Bergson, L’évolution créatrice, op. cit., pp. 201 et 204.

[41] Id., p. 201.

[42] Cf. l’épisode 7 de la saison 1.

[43] H. Bergson, L’évolution créatrice, op. cit., p. 264.

[44] H. Bergson, L’Energie spirituelle, op. cit., I, p. 11.

[45] Voir J. Derrida, Marges de la Philosophie, Paris, Editions de Minuit, 1972, le premier chapitre, intitulé « Tympan ».

[46] H. Bergson, L’Energie spirituelle, op. cit.

[47] Id., p. 10.

[48] C’est sans doute pour cela que les travaux auxquels la série se réfère explicitement ne sont pas ceux de Bergson mais ceux du psychologue américain J. Jaynes, notamment La naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit, Paris, Presses Universitaires de France – PUF, 1994. Celui-ci soutenait en 1976 qu’avant de devenir conscient, l’esprit humain était divisé en deux « chambres » dont l’une obéissait à l’autre, qui parlait et commandait. D’après cette théorie de « l’esprit bicaméral », les hommes ont d’abord pris leur propre voix pour celle d’un autre – un dieu, par exemple. Selon J. Jaynes, la conscience apparaît lorsque les hommes reconnaissent cette voix comme la leur. Dans cette perspective, la conscience n’est donc pas déjà là, assoupie, de sorte que son apparition puisse se comprendre comme un réveil ou seulement une activation. Son apparition relève d’un effondrement de l’esprit bicaméral sur lui-même, avant lequel elle n’existe pas.

[49] Cf. G. W. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, Paris, Editions Flammarion, 1993, II, XVII, §§1-3.

[50] H. Bergson, Le Rire. Essai sur la signification du comique, op. cit., III, p. 145.

[51] Cf. G. Simondon, L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, Millon, 2013, p. 26.

[52] Id., p. 25, infra.

[53] Id., p. 25.

[54] Id.

[55] Id., p. 45.

[56] H. Bergson, Le Rire. Essai sur la signification du comique, op. cit., III, p. 160.

[57] Id.

[58] G. Deleuze et C. Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 2008, p. 8.

[59] Id.

[60] Id., p. 9.

[61] Id.

[62] Saison 1, épisode 8.

[63] G. Deleuze, « Bartleby, ou la Formule », dans Critique et Clinique, Paris, Editions de Minuit, 1993, p. 89-114, p. 109.

[64] Id.

[65] Dans l’épisode 10 de la saison 1, l’Homme en Noir explique à Dolorès que ce qui le distingue de tous les autres, c’est qu’il est le propriétaire du parc.

[66] G. Deleuze, « Bartleby, ou la Formule », op. cit.

[67] Id.

[68] C. Nolan, Memento, UFD, 2000.

[69] C. Nolan, The Prestige, Warner Bros, 2006.

[70] De ce point de vue, il est difficile de ne pas comprendre le monologue final d’Angier, qui explicite ce qui le motive à pratiquer son art, comme une profession de foi de cinéaste, le cinéma étant l’illusion dans laquelle il prend les spectateurs.

[71] G. Deleuze et C. Parnet, Dialogues, op. cit., p. 9.

[72] G. Deleuze, Cinéma 2. L’image-Temps, Editions de Minuit, Paris, 1985, I, p. 33.

[73] Id.

[74] La proximité de Westworld avec le cinéma est assumée par la série. D’abord, la série est en effet l’adaptation d’un film : M. Crichton, Westworld, MGM, 1973. Ensuite et surtout, elle nous plonge dans un western dont le metteur en scène s’appelle Ford, et dont elle restitue soigneusement les codes.

[75] Les différents pouvoirs ont ainsi eu très tôt conscience du potentiel politique du cinéma. En 1917, par exemple, le Général Ludendorff, voit dans le cinéma « une arme de guerre efficace » ; Lénine considère que « de tous les arts, l’art cinématographique est pour nous le plus important. » (1919) ; le Pape Pie XI déclare qu’il « […] n’est pas aujourd’hui de moyen plus puissant que le cinéma pour exercer une influence sur les foules » (Encyclique Vigilanti cura, 1936).

[76] G. Deleuze, Cinéma 2. L’image-Temps, op. cit., ch. 8, p. 281.

[77] Id., p. 282.

[78] Id., p. 286.

[79] Id., p. 282.

[80] Id., p. 283.

[81] Id.

[82] Id.

[83] J.-P. Esquenazi, Les Séries télévisées : L’Avenir du Cinéma ?, 2012, op. cit.

[84] Ibid., p. 29

[85] Id.

[86] J.-P. Esquenazi, Les Séries télévisées : L’Avenir du Cinéma ?, Paris, Armand Colin, 2012, p. 18.

[87] G. Deleuze, Différence et répétition, P.U.F., Paris, 1968, II, p. 96.

[88] J.-P. Esquenazi, Les Séries télévisées : L’Avenir du Cinéma ?, 2012, op. cit., p. 22.

[89] Id., p. 24.

[90] Id.

[91] Game of Thrones, série créée par D. Benioff, D. B. Weiss et G. R. R. Martin, HBO, 2011-2019, épisode 3, saison 8 : The Long Night.

[92] On remarquera sans doute, avec raison, que certaines séries semblent plus répétitives que d’autres : les épisodes de Westworld, ou de Game of Thrones paraissent bien moins répétitifs que ceux de Columbo, Impossible Mission, ou même CSI, puisque ces derniers peuvent même être visionnés sans les autres, ou dans un ordre indifférent, et c’est même de cette manière qu’ils ont été longtemps diffusés en France. On considèrera de manière générale que plus les épisodes sont indépendants les uns des autres, et plus ils peuvent être vus à part, ou dans un ordre indifférent, plus ils sont répétitifs, allant jusqu’à répéter une même structure narrative : c’est en effet par ce qu’ils répètent qu’ils s’affirment comme épisodes d’une même série. Les épisodes d’une série feuilletonnante, comme Game of Thrones, ou Breaking Bad, apparaissent comme les moments d’une totalité narrative organique ; leur indépendance est donc moindre, et la nécessité d’éléments répétitifs est donc moins forte. Elle existe néanmoins, puisque cette indépendance des épisodes ne peut être effacée.

[93] G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., II, p. 96.

[94] Id., p. 101.

[95] M. Gheude, « La réunion invisible : du mode d’existence des téléspectateurs », dans S. Proulx, Accusé de réception. Le téléspectateur construit par les sciences sociales., Paris, L’Harmattan, 1998, p. 163-174.

[96] Id.

[97] Id.

[98] Id.

[99] Id., p. 287.

[100] Id.

[101] Id.

[102] Ces critiques contre la forme sérielle sont classiques. On pense notamment au chapitre Kulturindustrie, in T. W. Adorno et M. Horkheimer, La Dialectique de la Raison, E. Kaufholz (trad.), Paris, Gallimard, 1974, qui analyse le caractère répétitif des biens culturels produits à l’époque industrielle comme une standardisation, propre à introduire la répétition dans la vie domestique et privée des ouvriers, dont les tâches sont déjà répétitives : il s’agit donc pour eux d’une colonisation du temps domestique des ouvriers par la logique de la production, qui empêche ceux-ci de percevoir ou de penser autre chose que la reproduction du même, et donc de se constituer comme peuple révolutionnaire. On peut même formuler l’hypothèse que ce type de critique est à l’origine de la difficulté pour les séries télévisées à devenir un objet philosophique pleinement légitime.

[103] G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., II, p. 112.

[104] H. Bergson, L’évolution créatrice, op. cit., p. 201.

[105] G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., II, p. 112.

[106] Id., p. 113.

[107] Id.

[108] G. Deleuze, Logique du Sens, Paris, Editions de Minuit, 1969, 1, p. 10.

[109] Id., p. 9.

[110] G. Deleuze, Cinéma 2. L’image-Temps, op. cit., ch. 8, p. 283.

[111] Id.

[112] G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., II, p. 101.

[113] Id., p. 110.

[114] Cf. H. Bergson, Matière et mémoire, op. cit., III, pp. 148-150.

[115] Cf. G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., II, p. 110.

[116] Série crée par Bruce Miller à partir du Roman éponyme de M. Atwood, MGM, Hulu, 2017 – en production.

[117] J.-P. Esquenazi, Les Séries télévisées : L’Avenir du Cinéma ?, 2012, op. cit., p. 134.

[118] Le terme d’image-mouvement renvoie au premier chapitre de G. Deleuze, Cinéma 1. L’image-Mouvement, Editions de Minuit, Paris, 1983, et distingue l’image cinématographique, à laquelle le mouvement est inhérent, de la photographie ou de la peinture, pour lesquels c’est à l’esprit de « faire » le mouvement. Il désigne tout aussi bien, sous cet aspect, l’image télévisuelle.

[119] J.-P. Esquenazi, Eléments pour l’Analyse des Séries, Paris, L’Harmattan, 2017, p. 174.

[120] P. Klee, Théorie de l’Art moderne, P.-H. Gonthier (trad.), Denoël, Paris, Gallimard, 1985, p. 33.

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