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L’indignation : ses variétés et ses rôles dans la régulation sociale (1/2)

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L’indignation : ses variétés et ses rôles dans la régulation sociale (1/2)

 

Frédéric Minner, chercheur postdoctoral, Institut de recherches sociologiques (IRS) de l’Université de Genève et Laboratoire Théorie sociale, Enquête critique, Médiations, Action publique (THEMA) de l’Université de Lausanne

Résumé

Cet article s’intéresse à l’indignation définie comme une émotion douloureuse portant sur les torts injustifiés. Souvent, l’indignation est conçue comme l’émotion d’un public qui ne subit pas les torts injustifiés. Toutefois, des situations existent ou ceux qui subissent les torts s’indignent. Nous proposons une analyse unificatrice qui rend compte de l’un et l’autre cas. Nous montrons aussi que différents types d’indignation existent, dont les indignations morales, conventionnelles et esthétiques. En outre, l’indignation tend à motiver des actions punitives, d’annulation des torts et de rétablissement du juste. Elle motive aussi des appels à des tiers-régulateurs. L’indignation peut donc être partagée et devenir une émotion collective qui joue un rôle primordial dans la régulation sociale en contribuant au renforcement de normes sociales existantes ou à l’émergence de nouvelles normes sociales associées aux idées du juste prévalant dans la société considérée.

Mots-clefs : indignation, punition, injustice, régulation sociale, émotion collective

Abstract

This article focuses on indignation defined as a painful emotion felt in reaction to an unjustified wrong. Often, indignation is conceived as the emotion of a public who is not the target of the wrong. Nonetheless, there are situations where the patients of the wrong get indignant. I offer a unifying analysis that makes sense of both cases. I also show that different kinds of indignation exist, among which moral, conventional and aesthetical indignation. Additionally, indignation tends to motivate various actions: punishment, nullification of the unjustified wrong, reestablishment of what is deemed right. It also motivates calls to third-party-regulators. Indignation can then be shared and become a collective emotion that play a primordial role in social regulation by contributing to the reinforcement of existing norms or the emergence of new norms associated to ideas about what is deemed right in the considered society.

Keywords: indignation, punishment, injustice, social regulation, collective emotion

Remerciements : Ma gratitude va à Florian Cova qui a bien voulu commenter une version antérieure de cet article et à Laurence Kaufmann avec laquelle j’ai eu à de multiples reprises l’occasion de discuter de l’indignation. Le résultat final n’engage évidemment que moi.

Ceci est la première partie d’un article, publié en deux temps. Vous pourrez en trouver la deuxième partie en cliquant ici.

 

I. Introduction

Qu’est-ce que l’indignation ? Cette émotion est souvent conçue comme une émotion morale qu’une tierce-partie éprouve vis-à-vis des injustices qu’un agent inflige à un patient. L’indignation aurait ainsi trait aux injustices et serait éprouvée par des individus qui n’en seraient eux-mêmes pas victimes. Cette émotion motiverait la tierce-partie indignée à tenter de réguler l’injustice en l’annulant et en punissant son auteur. Cet article entreprend de montrer que cette conception de l’indignation n’est que partielle. En effet, l’indignation ne porte pas que sur les injustices, mais plus généralement sur les torts injustifiés. Ce faisant, l’indignation peut être une émotion morale, mais aussi une émotion conventionnelle ou esthétique. De plus, elle peut être éprouvée par les individus victime des torts : elle n’est pas uniquement éprouvée par des tierces-parties. De la sorte, les individus indignés qui subissent les torts peuvent eux-mêmes chercher à les annuler et à punir leurs auteurs. Puisqu’elle peut être éprouvée tant par des spectateurs que par les personnes qui subissent les torts et qu’elle incline ceux qui l’éprouvent à faire appel à d’autres personnes pour réguler ces torts, l’indignation vécue individuellement est partageable : elle peut devenir une émotion collective jouant un rôle fondamental dans la régulation sociale.

Pour le montrer, nous soutenons au point 2 que cette émotion appartient, aux côtés de la colère et du ressentiment, à la famille des émotions qui ont trait au thème de « léser » quelqu’un ou quelque chose. Au point 3, l’indignation est présentée comme une réaction aux torts injustifiés qui se déclinent en des biens ou des maux immérités affectant un patient. Le point 4 montre que l’indignation a ceci de particulier qu’elle est une émotion tétradique impliquant un spectateur qui s’indigne des torts immérités qui adviennent à un patient du fait des actions d’un agent : typiquement elle est éprouvée par une tierce-partie, mais peut l’être également par des secondes ou des premières-parties. Le cas des indignations de premières-parties est discuté : ces indignations supposent que la personne ciblée par un tort injustifié appréhende ce tort de façon décentrée et donc impersonnellement comme le ferait une tierce ou une seconde-partie qui n’est pas visée par le tort. Au point 5, il est posé que divers types d’indignation existent. Nous y discutons en particulier l’indignation morale, l’indignation conventionnelle et l’indignation esthétique. Finalement, les points 6 et 7 abordent les tendances à l’action de l’indignation et montrent que cette émotion joue un rôle majeur dans la régulation sociale, car elle cherche à rétablir le juste par l’annulation des torts injustifiés et la punition de leurs auteurs. Comme les indignés sont également disposés à dénoncer les torts et à accuser leurs auteurs devant un public, ils sont enclins à faire appel à des tiers-régulateurs. Par ce biais, l’indignation individuelle peut potentiellement être partagée et devenir une émotion collective conduisant à des régulations collectives. De ce fait, l’indignation est un mécanisme de renforcement de normes sociales liées aux conceptions du juste prévalant dans la société où elle est éprouvée (démocratie, régime d’apartheid, monarchie, collectifs d’esthètes, etc.), mais aussi d’émergence de nouvelles normes sociales.

II. Une famille d’émotions

L’indignation est une émotion dont le ressenti subjectif est globalement douloureux[1]. Au côté de la colère et du ressentiment, elle appartient à une famille d’émotions qui a trait au thème de léser (harm)[2] quelqu’un ou quelque chose. Sous cette notion générique sont subsumées des notions particulières comme les torts injustifiés, les offenses, les méfaits, les fautes, les humiliations, les injustices, etc. Mais l’indignation, la colère et le ressentiment ne sont pas calibrées sur les mêmes types de « maux » : la colère paraît en particulier être une réaction aux offenses personnelles[3], le ressentiment une réaction aux humiliations d’un dominant[4] et l’indignation une réaction aux torts injustifiés appréhendés en des termes « impersonnels ». Certains auteurs définissent encore l’indignation comme une colère morale[5] ou disent qu’elle appartient à la famille des émotions de la colère[6]. Quoiqu’il soit patent que l’indignation puisse être pensée comme un type de colère aux côtés du ressentiment et de la colère à proprement parler, il semble que par souci de clarté il faille mieux individuer cette famille d’émotions en faisant référence à un thème unificateur, « léser » [7], plutôt que de lui donner le nom de l’un de ses membres (i.e. la colère). Par ailleurs, la notion de colère morale n’est pas sans poser problème, car elle fait référence à l’idée que l’indignation serait une émotion morale qui réagirait aux injustices ; ce qui ne va pas de soi, car, comme on le verra, l’indignation morale est une variété d’indignation à côté, par exemple, des indignations conventionnelles ou esthétiques. Dans la section suivante, nous nous employons à définir l’indignation du point de vue de ses objets ; c’est-à-dire des évaluations dont elle résulte, et la contrastons avec la colère et le ressentiment.

III. Objet formel de l’indignation

Quel est l’objet formel de l’indignation[8] ?  D’après Descartes, qui, dans Les Passions de l’âme, consacre plusieurs articles à cette émotion,

L’indignation est une espèce de haine ou d’aversion qu’on a naturellement contre ceux qui font quelque mal, de quelle nature qu’il soit. […] on n’est indigné que contre ceux qui font du bien ou du mal aux personnes qui n’en sont pas dignes […][9].

Comme on le voit, l’indignation est dirigée contre des personnes qui auraient accompli par leurs actions un tort quelconque, elle porterait ainsi contre un agent, mais aurait pour cause une action évaluée comme un tort. Ce tort est défini comme un bien ou un mal affectant un individu qui n’en est pas digne. L’indignation serait ainsi provoquée par des situations où les actions d’un agent ont pour conséquence de faire qu’un individu, sans qu’il ne le mérite, jouisse d’un bien ou souffre d’un mal quelconque. Cette définition peut encore être précisée grâce à Aristote qui écrit que l’indignation est « la peine ressentie pour les bonheurs immérités »[10]. On voit que cette définition est incluse dans celle de Descartes. Cependant, Aristote ajoute un élément capital en arguant que tout « ce qui arrive contrairement au mérite est injuste[11]. » On peut ainsi faire l’hypothèse que la notion du juste dépend conceptuellement de celle du mérite : ce qui est perçu comme mérité est perçu comme juste, ce qui ne l’est pas est perçu comme injuste. Ceci implique que les torts dans l’indignation advenant contre le mérite sont injustes, c’est pourquoi on pourra dire que l’indignation aurait pour objet formel la valeur négative des torts injustifiés ; ceux-ci se déclinant de deux façons en biens ou en maux immérités. Des exemples de maux immérités sont le vol, le viol ou la torture. Des exemples de biens immérités sont les avantages obtenus par la corruption ou par la fraude (fraude fiscale, élection présidentielle truquée). Remarquez que les biens immérités consistent en des torts car ils fournissent à ceux qui en jouissent des avantages injustifiés, et ces avantages injustifiés s’obtiennent souvent au détriment d’autrui (dans le cas de la fraude fiscale au détriment des contribuables honnêtes, dans celui d’une élection au détriment des autres candidats et des électeurs). Il existe ainsi une interdépendance entre les biens et les maux immérités : les avantages obtenus indûment lèsent d’autres personnes.

La précision que le tort doit être injustifié pour provoquer de l’indignation est cruciale. En effet, une personne qui juge qu’un coupable subit un tort justifié, comme lorsque quelqu’un est légitimement puni pour avoir agi avec injustice (par exemple, un meurtrier qui est puni par la justice), ne s’indigne pas, mais éprouve au contraire un sentiment d’approbation ou de réjouissance[12]. Pour qu’il y ait indignation, il faut nécessairement que le tort soit illégitime[13].

Cette définition de l’indignation recourt à l’idée que l’indignation est une réaction à une valeur négative (tort injustifié), mais une autre interprétation est possible, celle qui fait de l’indignation une réaction à la violation d’une norme. On trouve d’ailleurs cette interprétation également chez Descartes qui écrit à l’article 196 des Passions que

C’est aussi en quelque façon recevoir du mal que d’en faire : d’où vient que quelques-uns joignent à leur indignation la pitié et quelques autres la moquerie, selon qu’ils sont portés de bonne ou de mauvaise volonté envers ceux auxquels ils voient commettre des fautes[14].

Cet extrait suggère que l’individu qui s’indigne appréhende l’action indignante comme une faute, c’est-à-dire comme une violation d’une norme[15]. S’il paraît indéniable qu’une norme soit violée lorsque quelqu’un inflige des maux immérités à quelqu’un d’autre, il ne semble pas suffisant pour individuer l’indignation de soutenir qu’elle soit une réaction à la violation des normes tout court. Une référence à la valeur des torts injustifiés paraît toujours requise. Deux arguments plaident en faveur de cette thèse.

Premièrement, les violations de normes ne provoquent pas toujours de l’indignation, mais peuvent susciter d’autres émotions chez un public qui les observe : par exemple, du mépris pour le déviant dont les transgressions sont prises comme des signes de ses « vices »[16], du dégoût devant la « contamination morale »[17] que ces vices peuvent représenter pour le public qui est en contact (perceptif ou imaginatif) avec le transgresseur, de l’admiration pour le déviant si ces transgressions sont conçues comme des signes d’excellence[18] (p.ex. les avant-gardes musicales admirent les musiciens qui transgressent les canons esthétiques d’arrière-garde qu’ils méprisent), de l’indifférence si la transgression est celle d’une norme que le public juge désuète. Dans chacun de ces cas, le type d’émotion éprouvé l’est relativement à une valeur positive (excellence) ou négative (vice, contamination) ou neutre (désuétude) qui est concrètement exemplifiée quand la norme est violée. Ceci montre que la violation d’une norme peut produire différents types d’émotions en fonction de comment le public juge la transgression et que donc l’indignation n’est pas la simple réaction à la violation d’une norme, mais qu’elle consiste dans l’évaluation d’une action ou d’une situation, qui, violant une norme, est vue comme exemplifiant la valeur du tort injustifié.

Un second argument pour soutenir qu’une référence à la valeur des torts injustifiés est toujours requise porte sur la phénoménologie de l’indignation : comment expliquer les variations d’intensité de l’indignation (i.e. le fait que certaines expériences d’indignation sont ressenties comme plus fortes que d’autres) ? Si l’on s’en tient à l’idée que l’indignation est une réaction à la violation d’une norme ces variations d’intensité ne peuvent être expliquées, car le fait de ne pas se conformer à une norme n’implique pas, comme Ogien l’explique, de degrés (on ne viole pas plus ou moins une norme, on la viole tout simplement)[19]. Faire appel à la valeur des torts injustifiés permet par contre de rendre compte des variations d’intensité des indignations éprouvées. En effet, les valeurs admettent des degrés[20], – certaines situations sont plus indignantes, plus injustes que d’autres, p. ex. Or, le degré de l’« indignant », c’est-à-dire la gravité plus ou moins grande du tort injustifié, s’incarne phénoménologiquement dans l’intensité des indignations éprouvées[21] : plus les torts sont jugés grands plus l’indignation est forte, plus ils sont jugés petits plus l’indignation est faible. Par exemple, un viol peut, aux yeux d’un public, représenter un mal immérité plus grand qu’un vol à l’étalage faisant que le public ressente comparativement une indignation plus grande contre le violeur que contre le voleur[22].

Mais la violation d’une norme exemplifiant un tort injustifié est-elle suffisante pour susciter de l’indignation ? Il semble que non, car une condition fréquente pour que l’indignation naisse consiste dans le fait que l’accomplissement d’un tort soit volontaire : l’auteur de la transgression doit l’avoir réalisée en connaissance de cause et donc être mu par des motifs où il sait qu’il nuit d’une façon quelconque à quelque chose ou à quelqu’un[23]. Toutefois, si la volonté de nuire est une condition suffisante pour provoquer l’indignation, elle n’est pas nécessaire. En effet, il est des situations où cette volonté paraît ne pas exister mais où les torts commis suscitent malgré tout de l’indignation. Par exemple, un assassin, qui, en cherchant à abattre sa cible, fait par malchance une autre victime ou le décès d’un nourrisson oublié par inadvertance par ses parents dans une voiture sont à même de susciter de l’indignation[24]. L’un et l’autre cas sont involontaires, mais une personne indignée pourra arguer que l’agent du tort s’est montré négligent : il était dans son pouvoir et donc de l’ordre de sa volonté qu’il en soit autrement (p. ex. le projet d’assassinat aurait pu ne pas exister, le nourrisson aurait pu faire l’objet de soins attentifs). Ainsi semble-t-il que pour que l’indignation naisse la volonté de nuire directement ne soit pas toujours requise. La condition nécessaire semble plutôt être que l’agent des torts avait le pouvoir de ne pas les commettre.

De fait, sans cette condition, des fautes consistant en des torts injustifiés peuvent exister et ne pas susciter d’indignation. Par exemple, aux yeux de lecteurs sourcilleux, qui trouvent pénible de lire des textes sans orthographe, les fautes de langue peuvent représenter des « torts injustifiés » commis à l’encontre de la langue française et des lecteurs eux-mêmes. Or, les fautes d’orthographes d’une personne dyslexique ne suscitent généralement pas d’indignation chez ceux qui reconnaissent qu’il n’est pas dans le pouvoir volitif des dyslexiques d’avoir une orthographe irréprochable. Au contraire, les fautes d’orthographe d’une personne négligente qui, sciemment, ne fait pas d’efforts pour soigner ses écrits sont à même de susciter l’indignation du public qui valorise la langue écrite et la bonne orthographe.

IV. L’indignation, une émotion tétradique

Nous avons présenté, dans nos exemples, l’indignation comme une émotion éprouvée par un public devant les torts injustifiés commis par d’autres. L’indignation est de fait typiquement éprouvée par un public qui a connaissance des torts injustifiés qu’un agent commet à l’encontre ou en faveur d’un patient. L’indignation serait ainsi une émotion sociale qui aurait, selon Elster, une structure relationnelle triadique, car elle inclurait un public, un agent et un patient[25]. Or, du point de vue de la logique des relations, il faudrait plutôt dire que l’indignation implique en sus de cette triade d’individus un quatrième terme qui est le tort injustifié. L’indignation ne serait donc pas une émotion triadique, mais une émotion tétradique ; c’est-à-dire à quatre termes.

Selon cette perspective, où l’indignation serait éprouvée par un public qui observe une interaction indignante entre un agent et un patient, la personne qui s’indigne ne serait pas elle-même victime du tort. Ce point de vue, défendu par Elster[26], est une thèse ancienne qu’Aristote[27] soutenait déjà :

L’absence de tout intérêt personnel et la seule considération du prochain doivent caractériser [l’indignation] ; car il n’y aura plus ici […] d’indignation, mais de la crainte, si la cause de la peine et du trouble est que le bonheur d’autrui aura pour nous quelques fâcheuses conséquences.

Selon Elster[28], le fait que l’indignation serait l’émotion d’un public « désintéressé » permettrait aussi de la distinguer de la colère qui serait éprouvée par la personne ciblée par les torts. Ainsi l’indignation, éprouvée par un public « désintéressé », se distinguerait de la peur et de la colère qui seraient éprouvées par le patient qui respectivement subit personnellement le danger ou l’offense. Selon la même logique argumentative, Strawson soutient que l’indignation se distinguerait du ressentiment, car l’indignation en qualité « d’attitude réactive » réagit aux « qualités des volontés d’autrui, non pas envers nous, mais envers les autres. »[29] L’indignation aurait ainsi pour qualité d’être une émotion éprouvée sur un mode « impersonnel », « indirect », « par procuration » au contraire du ressentiment qui serait éprouvé sur un mode personnel par la personne qui est directement visée par la volonté néfaste de l’agent qui l’injure, la traite avec indifférence.

Ainsi, dans ces trois conceptions, l’indignation serait « désintéressée » et « impersonnelle », car l’indigné s’indignerait des torts injustifiés qui affectent autrui, sans être lui-même ciblé par ces torts. Toutefois, l’indignation impliquerait que la tierce-partie qui s’indigne se sente concernée par le sort d’autrui. En ce sens, l’indignation serait éprouvée à la première personne et ferait que la personne indignée serait affectée par le sort d’autrui qui ne la laisse pas indifférente.

En dépit de l’attrait de ces thèses, elles ne semblent capter qu’une partie du phénomène de l’indignation, même s’il s’agit sans doute de caractéristiques centrales que cette émotion ne partage pas avec la colère ou le ressentiment qui sont des émotions éprouvées par une première-partie, alors que typiquement l’indignation peut être éprouvée par une tierce-partie. Mais le problème se situe dans le fait qu’il existe de nombreux cas d’indignation éprouvée par une première-partie qui s’indigne des torts injustifiés qu’un agent lui inflige[30]. Ce faisant, l’indignation pourrait être une émotion triadique impliquant l’agent des torts, l’indignant et le patient qui s’indigne lui-même et elle n’aurait de ce fait pas de caractère impersonnel ou désintéressé. Si tel devait être le cas, il deviendrait de plus en plus difficile de distinguer l’indignation de la colère et du ressentiment qui sont des émotions triadiques[31]. Et l’on pourrait arguer qu’après tout, notre langage est trop vague pour distinguer entre ces émotions et qu’il s’agit à chaque fois de colère simpliciter. Toutefois, il nous semble qu’il faille résister à cette conclusion. En effet, on peut soutenir que l’indignation implique toujours une structure tétradique incluant l’« indignant » et les trois positions de l’agent, le patient et le public et que même dans les cas de l’indignation d’une première-partie l’indigné appréhende les torts qui l’affecte sur un mode impersonnel, décentré qui exemplifie cette structure tétradique, mais où les positions du patient et du public sont occupées par la même personne. Pour le montrer, il est utile de considérer des exemples d’indignation éprouvée par des premières, secondes et tierces-parties vis-à-vis de biens et de maux immérités.

Maux immérités

Tierce-partie

Pierre voit un policier qui frappe avec sa matraque un manifestant pacifique. Il est indigné de voir cette violence exercée sur une personne innocente.

Seconde-partie

Marie apprend qu’un skieur est décédé dans une avalanche qu’il a provoqué alors qu’il était interdit de faire du hors-piste, ce jour-là, en raison des risques accrus d’avalanche. Elle s’indigne, pensant qu’il aurait pu en être autrement s’il n’avait pas méprisé l’interdiction de faire du hors-piste.

Première-partie

Rosa est une femme noire qui vit dans un État ségrégationniste[32]. Dans cet État, les passagers noirs doivent céder leur place aux passagers blancs dans le bus. Elle estime que les noirs et les blancs ont une même valeur et s’indigne de ce traitement raciste discriminatoire.

Biens immérités

Tierce-partie

Luc apprend que le ministre accusé de viol, pour échapper à la prison, a acheté le juge qui instruisait son cas, alors que toutes les preuves le confondaient. Il est indigné de voir que l’accusé a la bonne fortune de rester libre, alors qu’il méritait d’aller en prison, et que le juge a obtenu une somme d’argent conséquente sans la mériter.

Seconde-partie

Simon apprend qu’un scientifique de renom a falsifié les résultats des études qui ont contribué à le rendre célèbre. Il juge que cette gloire est usurpée, il est indigné.

Première-partie

Michael est un homme blanc qui vit dans le même État que Rosa. Il jouit du droit de demander à un noir de lui céder sa place dans le bus. Cette prérogative dont il bénéficie l’indigne, car tout comme Rosa, il estime que les noirs et les blancs ont une égale dignité et qu’il ne mérite pas un tel avantage discriminatoire.

Chacun de ces exemples présente au minimum une structure relationnelle tétradique où un agent inflige des maux immérités ou gratifie de biens immérités un patient devant un spectateur qui s’indigne. Les cas d’indignation de tierce-partie ne semblent pas réclamer de commentaires particuliers si ce n’est que celui de la corruption implique que le ministre et le juge sont à la fois des agents et des patients des biens immérités : le ministre (agent) corrompt le juge (patient) qui (agent) abandonne les charges contre le ministre (patient). Les cas d’indignation de seconde-partie montre que le public s’indigne des biens/maux immérités qu’une personne s’inflige ou s’octroie à elle-même : elle est donc à la fois l’agent et le patient des torts injustifiés. Quant aux cas d’indignation de première-partie, la personne qui s’indigne est à la fois le patient du tort injustifié et le public, qui, observant le tort, s’indigne, tandis que l’agent par lequel le bien ou le mal immérité advient est une autre personne. Dans l’exemple donné, les agents sont les blancs suprématistes et racistes qui ont fondé et ou maintiennent par leurs attitudes et actions discriminatoires le système de ségrégation raciale valant dans l’État de Rosa (patient du mal immérité) et Michael (patient du bien immérité).

Ainsi, dans les cas d’indignation de première-partie, le public qui s’indigne et le patient des torts injustifiés sont identiques. Ceci signifierait que puisque la personne qui s’indigne est personnellement ciblée par les torts injustifiés l’indignation ne serait pas « impersonnelle. » Toutefois, on peut avancer que la notion de torts injustifiés implique que la personne atteinte par les actes injustes soit en mesure de se décentrer pour adopter la perspective impersonnelle d’un spectateur témoin de ce qui lui arrive. Comme l’explique Smith,

De même que les spectateurs se placent continuellement dans sa situation et, pour cette raison, conçoivent des émotions similaires aux siennes ; de même cette personne, se mettant constamment à la place des spectateurs, finit par éprouver quelque degré du détachement avec lequel elle sait qu’ils considèrent son sort. Tandis que les spectateurs sont constamment en train de considérer ce qu’ils sentiraient s’ils étaient réellement la personne qui souffre, cette dernière est portée en permanence à imaginer de quelle manière elle serait affectée si elle n’était que l’un des spectateurs de sa propre situation[33].

L’indignation de première-partie aurait ainsi ceci de particulier que lorsque la personne s’indigne elle évalue l’action qui la vise comme un tort injustifié et cette évaluation paraît supposer l’adoption d’un point de vue impersonnel sur la situation vécue où l’indigné se décentre et prend la perspective d’un spectateur qui voit qu’un agent inflige des maux ou gratifie des biens immérités un patient. En fait, la notion de torts injustifiés paraît toujours impliquer un point de vue impersonnel que n’importe quel membre d’une collectivité où les torts se produisent peut prendre, faisant que des tierces-parties s’indignent tout comme la première-partie le fait. On peut le voir dans les cas de Rosa et de Michael où un public observant leur mauvaise et bonne fortune imméritées pourrait s’indigner tout comme Rosa et Michael le font[34].

Au contraire, la colère ou le ressentiment ne sont pas des émotions qui supposent de faculté de se décentrer pour adopter un point de vue impersonnel : dans la colère, la personne tient qu’elle est attaquée personnellement par une offense ; dans le ressentiment, que l’humiliation infligée par le dominant la vise, elle, personnellement. Et un public qui ne se sent ni visé par l’offense, ni par l’humiliation n’éprouvera ni colère, ni ressentiment, mais il se peut toutefois que par empathie (i.e. en se mettant à la place de la première partie par l’imagination) le public accède à la colère ou au ressentiment de la première-partie[35]. Mais il s’agit dans ce cas de ressentis dérivés (« fellow-feelings ») et pas d’une colère ou d’un ressentiment authentique.

Il est encore intéressant de voir que dans les indignations de première-partie, notamment dans celles où la personne subit des maux immérités, il semble commun que la personne fasse l’expérience d’émotions mixtes où colère, indignation, ressentiment se produisent de façon co-occurrentes en fonction de la façon dont la personne catégorise et recatégorise les maux subis : comme des offenses, des torts injustifiés ou des humiliations. De fait, il est toujours possible de recatégoriser les offenses et les humiliations comme des torts injustifiés et donc de passer de la colère et du ressentiment à l’indignation, mais cela suppose qu’une décentration s’effectue par laquelle la personne émue appréhende sa situation en des termes impersonnels.

En outre, l’autre élément qui rend encore l’indignation impersonnelle est la préoccupation (concern) de laquelle cette émotion naît[36]. En effet, il semble que pour s’indigner il faille valoriser le juste, c’est-à-dire le contraire des torts injustifiés. Or, cette notion paraît être typiquement impersonnelle dans le sens où ce qui tient lieu de juste dans une collectivité est indépendant des considérations personnelles et requiert que tous soient traités impartialement selon la définition du juste valant dans le collectif. Au contraire, la colère paraît naître d’une préoccupation pour le respect de soi et le ressentiment d’une préoccupation pour la puissance et la non-humiliation[37]. Or, ces préoccupations ne sont pas des préoccupations impersonnelles : par définition, elles font référence au moi de la personne. Remarquez qu’aux yeux d’un spectateur qui n’est pas ciblé par les offenses ou les humiliations et dont les préoccupations pour le respect de soi, la puissance ou la non-humiliation ne sont pas de ce fait mises à mal peut néanmoins évaluer ces offenses et humiliations comme des torts injustifiés qu’un agent inflige à un patient et donc éprouver de l’indignation.

Il faut encore ajouter que le patient du tort n’est pas nécessairement et toujours un être humain : des personnes s’indignent des maux infligés à la nature (pollution, destruction de la flore), aux autres animaux[38], à des objets matériels (pièces de musée vandalisées, monuments historiques détruits), à des objets abstraits (la langue française, des théories philosophiques, scientifiques, théologiques, etc.), à des objets symboliques (drapeau national, crucifix, statue de saints, de déités, etc.). Il semble donc que l’indignation puisse engager un travail cognitif plus ou moins complexe et qu’à un « niveau bas », elle est une réaction au fait de « faire souffrir un être sensible », et qu’à un « niveau élevé » qui est celui des re-catégorisations conceptuelles par le biais du langage et de l’imagination ces « maux infligés » peuvent l’être vis-à-vis de choses matérielles ou abstraites[39] qui ne sont pas des créatures sentientes, mais qui peuvent être conçues comme pouvant subir des « dommages. »

De même, l’agent du tort n’est pas nécessairement humain, il peut être, par exemple, un animal (pitbull attaquant un jeune enfant), un être surnaturel (une déité, un esprit) qui sont construits par l’indigné comme ayant une volonté « malfaisante » et comme infligeant des maux immérités à un patient.


[1] Douloureux ne signifie pas que les personnes qui s’indignent n’en tirent pas parfois également une forme de plaisir. On peut penser en particulier aux indignations partagées collectivement : s’indigner en groupe peut être une expérience hédonique à la fois douloureuse et plaisante. Mais le caractère plaisant de cette expérience ne paraît pas revenir en propre à l’indignation : il semble dériver du partage de cette dernière avec d’autres personnes.

[2] Maria Miceli et Cristiano Castelfranchi, « Anger and its Cousins », Emotion Review, 2017, p. 1‑14.

[3] Richard L. Lazarus, Emotion and Adaptation, New York, Oxford, Oxford University Press, 1991; Robert C. Solomon, A Passion for Justice: Emotions and the Origin of the Social Contracts, Lanham, Rowman & Littlefield Publishers, Inc., 1995.

[4] Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, Paris, Gallimard, 1971 ; Max Scheler, Das Ressentiment im Aufbau der Moralen, Frankfurt am Main, Klostermann, 1978.

[5] Voyez par exemple James M. Jasper, « Constructing Indignation: Anger Dynamics in Protest Movements », Emotion Review, 2014, 6, no 3, p. 208‑213.

[6] Voyez par exemple, Martha C. Nussbaum, Anger and Forgiveness: Resentment, Generosity, Justice, New York, Oxford University Press, 2016.

[7] Martha C. Nussbaum, idem, mentionne comme propriété unificatrice les « méfaits » (wrongdoings) et Robert Campbell Roberts, Emotions: an Essay in Aid of Moral Psychology, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 2003 mentionne les « offenses », mais il nous semble que ce qui est toujours en jeu dans toutes ces émotions est plutôt l’idée que quelqu’un ou quelque chose subit quelque mal et que le terme léser est plus général que méfait et offense. C’est pourquoi nous préférons utiliser la notion « léser » plutôt que les deux autres pour qualifier cette famille d’émotions.

[8] L’objet formel d’un type d’émotion est la valeur (positive ou négative) qui individue le type d’émotion en cause et est commune à toutes les occurrences particulières de ce type d’émotion. Ainsi, par exemple, le danger serait-il l’objet formel de la peur : chaque épisode de peur consisterait à évaluer une situation comme dangereuse. Voyez, par exemple, Fabrice Teroni, « Emotions and Formal Objects », Dialectica, 2007, 61, no 3, p. 395‑415 ; Julien A. Deonna et Fabrice Teroni, Qu’est-ce qu’une émotion ?, Paris, Vrin, 2008.

[9] René Descartes, Les Passions de l’âme, Paris, Flammarion, 1996 [1649], Art. 195.

[10] Aristote, La Rhétorique, trad. par Médéric Dufour, Paris, Gallimard, 2007 [350 av. J.-C.], p. 138.

[11] Idem.

[12] Ibidem, p. 142.

[13] Voyez aussi, Maria Miceli et Cristiano Castelfranchi, « Anger and its Cousins », op. cit.

[14] Nous soulignons.

[15] Pour une défense moderne de cette idée, voyez Benoît Dubreuil, « Punitive Emotions and Norm Violations », Philosophical Explorations, 2010, 13, no 1, p. 35‑50.

[16] Macalester Bell, Hard feelings: The Moral Psychology of Contempt, New York, Oxford University Press, 2013.

[17] Paul Rozin, Jonathan Haidt, et Clark R. McCauley, « Disgust », in,Michael Lewis, Jeannette M. Haviland-Jones, and Lisa Feldman Barrett (ed.), Handbook of Emotions, New York, Guilford Press, 2008, p. 757‑776.

[18] Roberts C. Roberts, Emotions: an Essay in Aid of Moral Psychology, op. cit.

[19] Ruwen Ogien, Le rasoir de Kant et autres essais de philosophie pratique, Paris, Tel Aviv, L’Éclat, 2003.

[20] Idem.

[21] Sur la relation entre degré de la valeur et intensité émotionnelle, voyez Christine Tappolet, Émotions et valeurs, Paris, Presses Universitaires de France, 2000.

[22] On pourra arguer que l’interdit du viol est plus important que l’interdit du vol et que cette hiérarchisation des normes explique les variations d’intensité de l’indignation. Or il nous semble qu’il faille résister à cette interprétation. En effet, comme Ogien le soutient, la hiérarchisation des normes semble dépendre d’une hiérarchisation des valeurs : c’est parce que le viol (une atteinte à l’intégrité psychique et physique) paraît représenter un tort plus grand que le vol (une atteinte à la propriété privée) que l’interdit du premier est plus important que l’interdit du second. On pourrait par ailleurs imaginer une société où la hiérarchie de ces interdits serait inversée, car le vol y serait conçu comme un tort plus grave que le viol. Dans ce cas, la violation de ces interdits produirait des indignations plus intenses dans le cas du vol que dans celui du viol.

[23] Sur la volonté de nuire à autrui comme un prérequis de l’indignation, voyez Peter F. Strawson, Freedom and Resentment and other Essays, Abingdon, New York, Routledge, 2008.

[24] Je dois ces exemples à Florian Cova.

[25] Jon Elster, Le Désintéressement : traité critique de l’homme économique I, Paris, Seuil, 2009.

[26] Idem.

[27] Aristote, La Rhétorique, op. cit., p. 139.

[28] Jon Elster, Le Désintéressement : traité critique de l’homme économique I, op. cit.

[29] Peter F. Strawson, Freedom and Resentment and other Essays, op. cit.

[30] Martha C. Nussbaum, Anger and Forgiveness: Resentment, Generosity, Justice, op. cit.

[31] La colère et le ressentiment sont des émotions à trois termes, car elles incluent un agent, un patient et leurs objets formels respectifs (l’offense, l’humiliation).

[32] Cet exemple fait bien entendu référence à Rosa Parks qui, en 1955, avait refusé de céder sa place à un passager blanc dans un bus, alors qu’elle le devait selon les lois raciales en vigueur à Montgomery en Alabama. Elle avait été arrêtée par la police et amendée. Cet épisode avait conduit au boycott des bus Montgomery et constitue l’un des moments-clefs de la lutte pour les droits civiques aux États-Unis d’Amérique. Sur Rosa Parks on pourra consulter en ligne  https://kinginstitute.stanford.edu/encyclopedia/parks-rosa et sur le boycott des bus Montgomery : https://kinginstitute.stanford.edu/encyclopedia/montgomery-bus-boycott.

[33] Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, Paris, Presses Universitaires de France, 2003 [1790], p. 46.

[34] On remarquera d’ailleurs l’interdépendance entre les maux immérités des noirs et les biens immérités des blancs. De fait, il semble que bien souvent lorsqu’un agent inflige des maux immérités à un patient, le premier en retire également des biens immérités.

[35] Adam Smith, Théorie des sentiments moraux ,op. cit.

[36] Une émotion nait de la rencontre entre une évaluation et une préoccupation (concern) Nico H. Frijda, The Laws of Emotion, Mahwah, New Jersey, Lawrence Erlbaum Associates, 2007. Et les préoccupations peuvent être comprises comme des attachements à des objets ou des personnes auxquels sont conférés de la valeur, voyez, par exemple, Roberts C. Roberts, Emotions: an Essay in Aid of Moral Psychology, op. cit.

[37] Si l’on suit les analyses de Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale op. cit. et de Max Scheler, Das Ressentiment im Aufbau der Moralen, op. cit.

[38] Roberts C. Roberts, Emotions: An Essay in Aid of Moral Psychology, op. cit.

[39] Laurence Kaufmann, « Indignation », in, Gloria Origi (dir.), Passions sociales, Paris, Presses Universitaires de France, à paraître.

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