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Compte-rendu critique – Matérialismes trans

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Marie-Lou Reymondon est doctorante en philosophie des sciences au laboratoire « Sciences, Normes et Démocratie » de Sorbonne-Université. Elle travaille sur les apports épistémiques de la diversité en science sous la direction de Cédric Paternotte. Dans ce cadre, elle s’intéresse à l’épistémologie du positionnement, aux savoirs situés, aux injustices épistémiques et aux privilèges épistémiques.

Pauline Clochec et Noémie Grunenwald (dir.), Matérialismes trans, Hystériques et associéEs, 2021, p. 281

L’ouvrage est disponible ici


Introduction

L’ouvrage Matérialismes trans dirigé par Pauline Clochec et Noémie Grunenwald a pour objectif de faire émerger un « paradigme matérialiste alternatif au paradigme queer » (17-18) dans l’étude de la transitude[1]. Il rassemble des interventions de la journée d’étude du même nom qui a réuni chercheur·e·s et militant·e·s le 30 mars 2019 à l’ENS de Lyon. La question du matérialisme trans aurait émergé dans les années 2000 (18) à travers les brochures militantes qui se diffusent dans la militance trans (17). Des travaux universitaires se seraient ensuite inscrits dans ce courant, notamment en France la thèse d’Emmanuel Beaubatie, Transfuges de sexe[2], soutenue en 2017, lauréate du prix de l’Institut du Genre, et dont l’auteur présente un résumé. L’ouvrage mélange des contributions d’universitaires et de militant·e·s – bien que les deux catégories se recoupent largement : les propos des militant·e·s sont éclairés par leurs lectures universitaires et ceux des chercheur·e·s par leurs convictions politiques. Cet ouvrage, par ses sources et ses contributions, montre que la théorisation ne se limite pas aux productions académiques et qu’un tel dialogue doit continuer. Depuis des positionnements trans, féministes et matérialistes, mais aussi anti-racistes (168) et décoloniaux (98), les auteur·e·s offrent une réponse critique – parfois virulente – aux études queer, perçues comme trop individualistes et libérales, mais aussi, de façon plus attendue, aux formes d’oppression sexistes et paternalistes du traitement juridique et médical des transitions qui pathologisent les personnes trans. Enfin, cet ouvrage offre une réfutation théorique aux velléités d’exclusion des femmes trans des espaces féministes par des militantes se revendiquant du féminisme radical, mais dont la conception naturalisante de la féminité s’éloigne très fortement de l’héritage du féminisme matérialiste. C’est donc un ouvrage de combat, qui montre l’émergence d’un « nouveau courant » (18) de recherche et de lutte pour les personnes trans.

La richesse des questionnements soulevés par les deux introductions et huit contributions de cet ouvrage me conduit à en proposer une restitution globale plutôt de que procéder chapitre par chapitre. Les différentes contributions se répondent en échos, ce qui témoigne de la solidité conceptuelle et de la grande cohérence de ce projet de recherche. On relèvera tout de même certaines divergences et certains manques qui mériteraient des discussions plus poussées entre les différent·e·s auteur·e·s dans des contributions futures. Comme le note Noémie Grunenwald dès l’avant-propos, « nous savons que les angles morts y sont nombreux, mais tant mieux, car ce n’est qu’un début » (13). 

Je voudrais également restituer l’intérêt épistémique, politique et moral de décentrer le féminisme et les études féministes de leur « ciscentrisme » (102). J’aborde ce point depuis mon propre positionnement de femme cis et féministe, plutôt acquise aux études queer, bien que la lecture de cet ouvrage m’ait rendue plus critique, et depuis mon propre champs d’étude, qui est celui de l’épistémologie sociale.

I. Dans l’héritage du féminisme matérialiste

Les différentes contributions s’inscrivent dans une approche matérialiste, et plus spécifiquement dans l’héritage du féminisme matérialiste. Ce mouvement est né en France dans les années 1970, au sein de la tendance « féministe radicale » ou « féministe révolutionnaire » du Mouvement de libération des femmes (MLF). Il se distancie à la fois de l’approche marxiste orthodoxe, figée par « un processus de dogmatisation » (24), qui considère le patriarcat comme une résultante du capitalisme plutôt que comme un type de domination spécifique[3], et de l’approche féministe différentialiste de la tendance « Psychanalyse et politique » du MLF. Il se structure autour de la revue Questions féministes fondée en 1977 par Christine Delphy, Colette Guillaumin, Simone de Beauvoir, Nicole-Claude Mathieu, Emmanuelle de Lesseps et rejointe ensuite par Monique Wittig. Comme le montre Philippa Arpin (256) dans sa contribution « l’histoire critique de la notion d’identité de genre » (247), la revue Questions féministes discutait déjà dans son numéro 6 « la question de savoir si les personnes trans (…) sont des sujets du féminisme matérialiste » (256). Mais l’influence de ce courant sur le féminisme français actuel fait que cet héritage est largement convoité, notamment par des militantes se revendiquant elles aussi « féministes radicales » et dont l’un des principaux combats est l’exclusion des personnes trans de la lutte féministe et des espaces en non-mixité, notamment dans les formations à l’autodéfense féministe, comme le discute Noémie Grunenwald dans sa contribution « des femmes comme les autres ? Penser les violences faites aux femmes trans à travers la pratique de l’autodéfense féministe » (127). Il s’agit donc pour l’ouvrage de montrer que les matérialismes trans sont les héritiers les plus légitimes de ce courant, et qu’une approche matérialiste du féminisme qui exclurait les personnes trans reposerait sur des incohérences ou une mécompréhension du matérialisme.

Pour expliciter le sens de ce concept, Pauline Clochec retrace son histoire dans lintroduction « du spectre du matérialisme à la possibilité de matérialismes trans » (15). Elle remonte à son usage chez Karl Marx[4] – source fondamentale de la pensée féministe matérialiste – et note l’usage trompeur du terme « matérialisme » : celui-ci « ne repose pas sur une théorie de la matière », mais renvoie à une « une étude du monde social et politique en termes de production, de rapports de classes et dintérêts économiques de ces classes sociales » (19). Ce nest pas tant la nature que sa transformation par le travail humain qui intéresse le jeune Marx. Par le terme « matérialisme », Marx cherche à se distinguer des idéalistes qui le précèdent et oppose à une vision de lhistoire « dirigée par des représentations, des idées abstraites comme le droit ou la justice », une autre vision de lhistoire, cette fois-ci dirigée « par des rapports sociaux et des luttes qui procèdent de ces rapports sociaux » (19).

De la conception marxienne des rapports de classe, les féministes matérialistes tirent une étude des rapports de sexe comme rapports de classe, c’est-à-dire comme une construction historique de la différenciation et de la domination. Non seulement le féminisme matérialiste n’est pas un naturalisme, mais il est même un « anti-naturalisme », reposant sur la thèse selon laquelle « le genre précède le sexe »[5] (28). La distinction des sexes n’est pas une différence naturelle, mais 

un système social de division et de hiérarchisation des sexes (le genre) qui les produit comme deux groupes humains homogènes – femmes et hommes – qui sont après coup prétendus naturels afin de justifier cette hiérarchisation. (28)

 Cette analyse en termes de classe, tout comme l’analyse marxienne de l’exploitation du prolétariat, a une visée révolutionnaire, celle de l’abolition des classes de sexe, c’est-à-dire l’abolition du genre (32). Mais cette abolition requiert auparavant une étape de démystification qui conduit Delphy à « dénoncer les démarches explicitement naturalistes, qui cherchent une explication naturelle à un fait social »[6], pour affirmer au contraire que « les femmes et les hommes sont des groupes sociaux »[7], c’est-à-dire des catégories constituées historiquement et socialement – et pas naturellement. Monique Wittig affirme de manière encore plus tranchée : « Il n’y a pas de sexe. Il n’y a de sexe que ce qui est opprimé et ce qui opprime. C’est l’oppression qui crée le sexe et non l’inverse »[8]. La constitution historique et socio-économique – et donc « matérialiste » – des catégories de sexes repose sur la double exploitation socio-économique des femmes : d’abord l’exploitation du travail domestique gratuit (29) au sein de la sphère familiale et ensuite « l’exploitation sexuelle » (30) dans les relations hétérosexuelles, ces deux exploitations passant par une « appropriation des corps des membres de la classe des femmes par les membres de la classe des hommes » (33).

Dans une compréhension matérialiste, les femmes ne sont donc pas une catégorie biologique, distinguée par leurs organes génitaux, leurs chromosomes ou leurs hormones, mais une catégorie sociale constituée par leur exploitation sexuelle et économique. Les mouvements dits TERF (Trans Exclusionary Radical feminists) ou gender critical feminists (113) qui se revendiquent du féminisme matérialiste en font donc une lecture fautive lorsqu’ils affirment que « selon les féministes radicales et matérialistes, les femmes sont tout d’abord des êtres humains femelles »[9] (38). Leur conception des femmes les place plutôt dans l’héritage d’un féminisme différentialiste qui insisterait sur les différences essentielles et fondamentales entre hommes et femmes et qui affirmerait l’existence d’une nature féminine anhistorique[10]. Dès lors, les matérialismes trans seraient plus cohérents avec les axiomes du féminisme matérialiste, puisqu’ils adoptent une approche anti-naturaliste et une compréhension des rapports de sexe comme rapports de classe – et ce malgré le cissexisme actuel de certaines féministes matérialistes historiques comme Delphy, défendant une discrimination et une exclusion des personnes trans des mouvements féministes.

Quelle est la place des femmes trans et des hommes trans dans ces classes de sexe ? La transition est théorisée par Emmanuel Beaubatie comme une « mobilité sociale de sexe » (68). Les femmes trans connaîtraient une mobilité sociale descendante qui les conduit à subir les mêmes types d’oppressions que les femmes cis, quel que soit leur (cis)passing[11]: des représentations misogynes, une plus forte marginalisation au travail, des baisses de salaires, une « hétérosexualité obligatoire » (46) et des violences sexistes et sexuelles dans l’espace public (202). À l’inverse, les hommes trans connaîtraient, lorsqu’ils acquièrent un passing masculin, une ascension sociale de sexe, les conduisant à subir moins de violences sexistes et sexuelles qu’avant leur transition (227), et même parfois une amélioration de leurs conditions de travail (233) – mais l’existence effective de cette ascension sociale est l’objet de désaccord au sein de l’ouvrage – et ailleurs[12]. Pour ces raisons, l’ouvrage appelle à une inclusion des femmes trans dans le féminisme du fait d’une « condition partagée » – celle de l’exploitation par la classe des hommes – de façon à partager également « le projet de son renversement politique » (46). Mais pour cela, le paradigme matérialiste doit remettre en cause la suprématie du paradigme queer qui voit dans la transition une « subversion » du genre qui éloignerait les personnes trans d’une alliance féministe.

II. La critique des études queer

Le paradigme queer est largement dominant dans l’étude de la transitude depuis les années 1990 et la parution de Trouble dans le genre de Judith Butler[13]. À l’instar de Christine Delphy (37), les auteur·e·s reprochent aux études queer d’avoir orienté une partie des études de genre dans un « tournant subjectiviste et libéral » à partir des années 1990, par une « focalisation sur les individus et sur le langage au détriment de l’étude des rapports sociaux » (37). Mais contre Delphy, les auteur·e·s réfutent « l’identification (…) entre les personnes trans et les personnes queer » (38) – même si l’on peut noter que certaines personnes trans s’identifient comme queer, c’est-à-dire de façon schématique comme n’étant pas assimilables aux catégories binaires du genre.

L’un des aspects les plus saillants de la critique formulée à l’encontre des études queer porte sur leur « focalisation sur les ressentis individuels » (169), sur l’identité personnelle, sur la subjectivité – focalisation qui est d’ailleurs également présente dans les approches médicales et politiques les plus récentes de la transitude comme les législations en matière de droits humains[14] souligne Philippa Arpin (262). Le fait trans est compris par lapproche psychologique actuelle comme « une séparation entre lidentité de genre et lexpression de genre » c’est-à-dire entre le vécu personnel et la perception sociale (263). Une autre approche par l’identité voit plutôt le fait trans comme « une scission entre le sexe assigné à la naissance et l’identité de genre, c’est-à-dire entre une identité officielle, imposées par l’institution médicale et administrative, et une identité intime. » (90) Pour les matérialismes trans, et notamment pour Séverine Batteux dans sa contribution « autonomie et autodétermination » (81) il faut « dépsychologiser » la transitude, ne plus en faire un « phénomène psychologique » (89) mais d’abord une « situation politique et sociale de domination » (89). Ainsi, ce n’est pas l’identité personnelle, mais la perception sociale des personnes trans qui va être mise en avant par les matérialismes trans pour rendre compte de l’expérience vécue de la transitude : c’est cette perception sociale qui permet de rendre compte des traitements différenciés subis par les groupes sociaux, mais aussi de ce que les individus à l’intérieur de ce groupe ont en commun – une même oppression : « la seule chose que toutes les femmes partagent, c’est le fait d’être perçues en tant que femmes et d’être traitées comme telle »[15] affirme ainsi Julia Serano citée par Noémie Grunenwald (129). Ainsi, si les femmes trans sont des femmes, ce nest pas dabord du fait dun ressenti personnel, ou dune auto-identification, mais bien parce quelles sont traitées comme des femmes – cest-à-dire maltraitées.

Cette focalisation sur l’identité personnelle n’est pas que théorique, mais a des implications politiques : elle conduit les militant·e·s queer à se limiter à une approche libérale de la lutte, et à orienter leur combat vers la revendication de leur droit individuel à l’auto-identification. L’approche libérale défendrait le droit individuel de dire la « vérité » de son sexe « contre une perception sociale » qu’autrui lui imposerait (91). Ce n’est qu’à ce compte que le bien-être de l’individu serait préservé, ce que lui doit un système libéral fondé sur la protection des droits individuels. On retrouve ici la critique que faisait Marx des droits de l’homme[16] : ce n’est pas tant que de tels droits ne sont pas souhaitables, mais concentrer l’effort militant sur ces droits empêchent la revendication concrète de l’égalité effective des conditions sociales. « Cette approche n’ouvre aucune perspective au sujet des expériences de domination qui relient les sujets trans comme classe » (91), et ne permet donc pas de s’inscrire dans une lutte révolutionnaire qui se fonde sur des alliances de classe : « les perspectives politiques collectives se perdent au profit dune focalisation sur les ressentis individuels » (169) résume Joao Gabriel.

Plutôt que de mettre l’accent sur ce que les personnes trans ont en commun entre elles et avec d’autres groupes opprimés, les théories queer mettent l’accent sur ce qui distingue les individus, à commencer par les personnes trans. Pour Pauline Clochec, cette conception subjectiviste conduit les études queer à « éluder la question de l’oppression du sexe féminin » (38) – c’est-à-dire de la classe des femmes. Ce qui est pensé dans l’étude queer du genre, ce n’est plus le genre au singulier, comme système historique de domination fondé sur une division hiérarchisée de la population en deux catégories sexuelles, quil faudrait abolir en mettant fin à loppression des femmes, mais le genre au pluriel, comme un ensemble d’identités psychologiques qui se superposeraient au sexe et « qui appartien[draient] aux individus (« c’est mon genre ») » (91). Dans cette conception du genre comme pluralité, les personnes trans deviennent un objet d’étude privilégié pour les études queer, qui « passent une grande partie de leur temps à nous expliquer que les personnes trans renversent, transcendent, bouleversent et déconstruisent les normes de genre » (155). Ce qui intéresse les études queer, c’est la « subversion » (67) des normes de genre par les personnes trans. Ces dernières sont alors toutes confondues dans un même ensemble subversif sans que la diversité des parcours, notamment les différences entre les parcours des hommes trans et des femmes trans, ne soient envisagée (68). Or, il n’y a aucune raison de penser que les personnes trans subvertissent nécessairement les normes de genre : comme le note Emmanuel Beaubatie, « si “le genre précède le sexe”, alors, le genre précède aussi le changement de sexe » (68) : les personnes trans sont « soumises à ces normes de genre, et aux mêmes conséquences du genre que la population cissexuelle » (155).

Cette vision des personnes trans comme nécessairement subversives dénoterait davantage une forme de « fétichisation » (11) des personnes trans par les militant·e·s queer qui, selon Constance Lefebvre dans sa contribution « femmes trans et féminismes : les obstacles à la prise de conscience féministe et le ciscentrisme dans les mouvements féministes » (102), « objectifient » les femmes trans, ce qui entrave leur capacité à développer « une véritable conscience féministe » (113). Notons à ce propos que cette critique répétée de la fétichisation et de l’objectification des corps trans semble nier la possibilité d’une représentation sexuelle des corps trans qui ne soient pas oppressive, mais émancipatrice – ce qui place cet ouvrage dans l’héritage du courant féministe sex-négatif initié par Catharine MacKinnon, pour qui une sexualité ou une pornographie féministe est impossible[17]. Ainsi, pour Philippa Arpin, le projet queer d’une « subversion des sexes » – mais aussi de la sexualité – est impossible du fait de la prééminence du régime hétérosexuel qui empêche toute tentative d’exploration de la richesse de la sexualité, même au niveau micropolitique (273).

Si la critique des études queer est assez percutante, on peut noter qu’elle s’adresse à une conception caricaturale de la queerness, certes victime d’une récupération capitaliste, sans véritablement dialoguer et répondre à la diversité d’un champ d’étude qui a su muter avec le temps. L’ouvrage ne rend pas compte de ce que Sophie Noyé nomme « un « tournant matérialiste-marxiste queer », impulsé par la précarisation des queer of color au sein du mouvements LGBTQI et qui a conduit les études queer à s’orienter vers une critique du capitalisme[18]. Cette opposition entre matérialisme et études queer est-elle vraiment le résultat d’une incompatibilité fondamentale ou n’est-elle pas plutôt nourrie artificiellement par « des enjeux de positionnement et de reconnaissance dans le milieu militant et académique »[19] ? Dans la pratique, rien n’empêche de s’emparer des performances de subversion sexuelle tout en s’organisant collectivement pour l’abolition du genre. Pour Judith Butler, il s’agit à la fois de reconnaître la dimension contraignante du genre, sans passer sous silence les tentatives individuelles ou collectives de ne pas s’y soumettre :

Comment peut-on formuler un projet qui préserve l’idée que les pratiques de genre peuvent être des lieux de puissance d’agir critique ? (…) Si le genre n’est pas un artifice que l’on pourrait assumer ou enlever à volonté, s’il n’est pas, par conséquent, l’effet d’un choix, comment comprendre le statut constitutif et contraignant des normes de genre sans pour autant tomber dans le piège du déterminisme culturel ? [20]

Ce refus d’un terrain d’accord conduit à mon sens les auteur·e·s à éluder la question de la non-binarité, assez centrale chez les militant·e·s et théoricien·ne·s queer. Celle-ci est seulement mentionnée par Emmanuel Beaubatie qui note que ce sont « les plus diplômé·e·s qui semblent défier le plus les normes de genres, (…) se déclarent le plus “trans’”, “queer” ou “non-binaires” » (76) : la non-binarité, présentée comme une volonté de s’« extraire » du « modèle dimorphique », n’est pas un pur projet individuel d’émancipation, mais répond elle aussi à « des déterminants sociaux » – la classe sociale et la génération (69). Peut-on concevoir une défense matérialiste de la non-binarité ? Ou bien n’est-ce qu’une identité abstraite qui fait trop fi des perceptions sociales en se focalisant sur le ressenti individuel ? Il manque peut-être à l’ouvrage une projection utopique, pourtant présente dans l’œuvre matérialiste de Monique Wittig : celle-ci pensait la possibilité pour les lesbiennes de faire partiellement sécession des classes de sexe et de s’affranchir des normes de genre en sortant de l’hétérosexualité, comme l’affirme sa fameuse phrase « les lesbiennes ne sont pas des femmes »[21]. Peut-on à la manière de Preciado[22] défendre la non-binarité comme un projet philosophique et politique similaire ? Dans une société structurée par le genre, les personnes non-binaires sont souvent perçues de façon binaire et réassignées par les autres à une classe de sexe. La non-binarité demeurerait alors une revendication individuelle, un performatif qui tourne à vide et qui ne permettrait pas une véritable extraction des classes de sexe, sauf dans certains espaces militants et queer minoritaires. Pour faire effectivement sécession, la non-binarité doit s’accompagner d’une transformation effective des rapports sociaux – comme c’est le cas lorsque les lesbiennes sortent du régime hétérosexuel. La non-binarité n’est-elle aujourd’hui qu’une auto-identification ? Rien n’est moins sûr dans la mesure où elle s’accompagne parfois de transitions physiques voire médicalisées. La réflexion sur la non-binarité aurait mérité d’être davantage creusée dans la mesure où il y a de plus en plus de non-binaires dans les jeunes générations (76).

III. Quelles stratégies d’organisation face à la pluralité des oppressions ?

On peut reprocher aux féministes matérialistes des années 1970-80 de n’avoir pas su rendre compte de la diversité des oppressions et des expériences féminines. Cest dailleurs leur incapacité à concevoir le groupe des femmes dans sa diversité qui conduira à une scission au sein du féminisme matérialiste dans les années 1980, Wittig reprochant au féminisme matérialiste de Delphy et Lesseps d’être incapable de penser la spécificité des lesbiennes et la place de « lhétérosexualisation » au sein du système de domination patriarcale (34-35). En revanche, un tel reproche ne saurait être formulé aux matérialismes trans présents dans cet ouvrage : ceux-ci ont intégré les critiques formulées à l’encontre des approches féministes des années 1970-80, notamment par l’épistémologie du positionnement et par les approches décoloniales qui ont amené à complexifier une conception trop binaire des classes de sexe. Tout en notant que les femmes trans subissent des oppressions similaires aux femmes cis, l’ouvrage insiste également sur la spécificité des oppressions et discriminations subies par les personnes trans, et notamment les femmes trans racisées : « la prévalence du virus du VIH », « les conditions d’incarcération », « les difficultés d’accès à l’emploi, au logement, à l’éducation, à la santé » (92). Les contributions partent de perspectives différentes, sans que soit nécessairement précisé si elles correspondent aux vécus des auteur·e·s, celles des hommes trans vis-à-vis du féminisme, celles des femmes trans immigrées et travailleuses du sexe, ou celles des hommes trans noirs vis-à-vis de l’anti-racisme. Il ne s’agit donc pas pour ces matérialismes de comprendre les femmes et les hommes comme des groupes sociaux totalement homogènes, mais au contraire de mettre l’accent sur la diversité des oppressions au sein de ces groupes, en fonction d’autres variables sociologiques que le sexe, comme la classe, la sexualité, l’assignation raciale, la transitude, etc.

En affinant l’approche matérialiste et en s’intéressant à la place des hommes trans dans la hiérarchie des sexes, les auteur·e·s étudient aussi ce qui se joue en termes de domination à l’intérieur des classes de sexe, par exemple entre des « masculinités subalternes » et « hégémoniques »[23] – les hommes trans, et surtout les hommes trans noirs étant principalement cantonnés à la première catégorie. La contribution de Karl Ponthieux Stern & Eli Bromley, « parole de mecs trans matérialistes » (222), affirme à la fois que « n’étant plus perçus comme des femmes, [les hommes trans] ne so[nt] plus traités comme telles » (227), et que les hommes trans ne bénéficient pas « de l’ensemble des privilèges proposés par la masculinité hégémonique » (238). Ils décrivent ainsi « l’expérience d’être des transfuges de classe en ascension sociale » (234) comme une expérience qui n’est pas dénuée de violence, notamment du fait d’ « assignation forcée à la classe des femmes » et « d’une menace d’être toujours ramené à un objet [qui] a un impact direct sur [leur] capacité à vivre sereinement au sein de la classe des hommes » (238). Cette « position d’entre-deux » (241) n’est pas sans rappeler le malaise ressenti par les transfuges de classe en mobilité sociale ascendante décrit par Annie Ernaux[24] ou Didier Eribon[25]. Comme lorsqu’un enfant d’ouvrier transite vers le milieu bourgeois, « la promotion de sexe peut susciter une tension entre la mémoire du groupe d’origine et les normes du sexe d’arrivée » selon Emmanuel Beaubatie (75). Joao Gabriel, dans sa contribution « Devenir l’homme noir, repenser les expériences trans masculines au prisme de la question raciale » (167), raffine encore la réflexion sur les transitions vers la masculinité en notant l’impossibilité de penser la transition des hommes noirs comme une mobilité sociale ascendante, puisque « la condition des hommes et des femmes noir·e·s est très proche, les hommes noirs pouvant d’ailleurs faire l’objet d’un traitement plus sévère que les femmes noires dans les processus discriminants » (173), notamment du fait de l’exposition aux contrôles au faciès par la police qui touche surtout les hommes noirs (174)[26]. Ainsi, une approche uniquement féministe ne permet pas à elle seule de comprendre la diversité des expériences du genre et de la transition.

Mais la discussion sur la pluralité des oppressions subies par les personnes trans ne peut superposer les rapports de domination sans que cela ne provoque de frottement. Elle pose au contraire un problème qui met au jour une importante divergence théorique entre les différentes contributions, et permet d’expliquer l’usage du pluriel dans le titre « Matérialismes trans » : quelles consciences de classe doivent être constituées et à partir de quelles alliances politiques ? Si toutes les contributions défendent une stratégie féministe, qui passe donc par une alliance politique entre les femmes trans et les femmes cis et par la constitution d’une conscience de classe de sexe, on peut tout de même noter que la contribution de Séverine Batteux offre des nuances à cette stratégie. Plutôt que de présenter les points communs entre les oppressions subies par les femmes trans et les femmes cis, comme le font par exemple les contributions de Noémie Grunenwald (127) et de Pauline Clochec (188), Séverine Batteux insiste davantage sur les spécificités propres à l’oppression des personnes trans et appelle au « développement dune conscience de classe trans contre la domination de genre » (93). Selon elle, il serait donc adéquat de parler « des personnes trans en tant que classe » (92). À l’inverse, Karl Ponthieux Stern et Eli Bromley écrivent

les personnes trans, nappartiennent ni à une classe sociale “trans”, ni à dhypothétiques classes sociales “hommes trans” et “femme trans”, mais bien aux classes sociales hommes et femmes tout en ayant conscience de ne pas y être accueilliEs à bras ouverts. (243)

Dès lors, comment comprendre cette « classe trans » que mentionne Séverine Batteux ? Ce ne serait pas une classe de sexe intermédiaire entre homme et femme, mais une classe opposée à la classe cis, dans une pluralité des oppositions de classe : la bourgeoisie et le prolétariat, les hommes et les femmes, les personnes cis et les personnes trans, les blancs et les racisé·e·s … Chaque type de matérialisme pourrait alors être reconduit à un combat politique différent. Mais alors, faut-il défendre l’émergence prioritaire d’une conscience de classe sur une autre au risque d’homogénéiser les différences à l’intérieur de cette classe, ou bien maintenir une reconnaissance des différences, au risque d’une dispersion des forces dans une multitude de combats ? Face à ce problème, Noémie Grunenwald appelle à « percevoir le commun que [les femmes] partagent avec celles qui leur sont pourtant en d’autres points différentes » de façon à « nous nouer les unes aux autres dans la construction d’un nous révolutionnaire » (160), c’est-à-dire un nous féministe, une solidarité entre toutes les femmes. Bien qu’elle appelle à reconnaître les différences, la priorité est donc bien donnée à la lutte féministe. Or, pour Séverine Batteux, le risque que fait courir la constitution d’un « nous révolutionnaire » qui rassemblerait toutes les femmes dans un même combat, est de réduire les plus marginalisées, notamment les femmes trans racisées, à des « cautions militantes » « esthétisées », « fétichis[ées] » et « instrumentalis[ées] » (97) par la lutte féministe, sans que leurs intérêts ne soient jamais prioritaires. Celles-ci ont été souvent « réduit[es] (…) à un rôle de consultation » sans représentation, qui sinscrit dans une histoire de limpérialisme occidental qui les a « constituées comme des objets de science » (96), à défaut d’être les « véritables sujets politiques » (97) de leur émancipation. Sa critique sadresse notamment de façon puissante à l’épistémologie féministe du positionnement : « les personnes trans racisées ne peuvent accéder à la lutte qu’à la condition de représenter une “identité marginalisée” ou dapporter des critiques visant à accroître lobjectivité de discours qui ne les concerne pas » (95). En présentant la parole des minorités comme quelque chose qui renforcera lobjectivité du discours des dominants, on ne part toujours pas des intérêts des dominé·e·s. Lintégration des femmes trans racisées dans un féminisme blanc et cis nest donc pas vraiment un objectif souhaitable. Mais alors comment les « subalternes »[27] peuvent-elles faire entendre leurs voix et défendre leurs intérêts ?

Conclusion : sortir le féminisme du ciscentrisme

Pour répondre à cette dernière question, je voudrais revenir sur les implications épistémiques de l’ouvrage et sur ce qu’apporte un positionnement trans – et donc « depuis les marges »[28] – à la réflexion féministe et au-delà. Pauline Clochec note dès l’introduction que « l’émergence d’une approche féministe de la transitude, datant du “Manifeste posttransexuel” » de Sandy Stone, fait suite à « l’exigence épistémologique féministe d’une connaissance située » (38). Il s’agit donc de partir d’un positionnement, celui des personnes trans, pour constituer un ensemble de connaissances situées précisant par quels sujets incarnés elles s’énoncent et sur quelles valeurs elles reposent, et qui font droit à la nécessité que d’autres positionnements viennent corriger les biais qui les sous-tendent de façon à gagner collectivement en objectivité. En effet, l’objectivité ne doit pas être comprise comme l’obtention d’un point de vue désintéressé et neutre, d’une « vue de nulle part », car ce type d’objectivité est une illusion, caractéristique du rapport au savoir des groupes dominants. Au contraire, l’objectivité « forte »[29] ou « sociale »[30] s’obtient par la multiplication des positionnements, et donc par la promotion des positionnements jusqu’alors minoritaires.

Le positionnement trans n’est pas un point de vue situé parmi d’autres, il est un positionnement minoritaire et dominé dans un ordre politique où le positionnement cis est majoritaire et dominant. Les études et les mouvements féministes sont caractérisés par leur « ciscentrisme » (102) et ont une conception toujours tronquée de la transition, que ce soit le féminisme TERF comme le féminisme queer : « du dénigrement à la fétichisation, les femmes trans sont toujours perçues au travers du prisme cissexuel : à part des autres femmes, constamment altérisées » (104) note Constance Lefebvre.

Face à un mouvement féministe qui altérise une partie des femmes et qui est aveugle à ses biais ciscentristes, un transféminisme serait-il alors épistémiquement meilleur ? Une idée commune du marxisme[31], du féminisme matérialiste et de l’épistémologie du positionnement est que la perspective dominée est épistémiquement privilégiée – ce que Alison Wylie nomme « la thèse de l’inversion »[32]. Si chez Harding, c’est bien plutôt une perspective dominée qui est privilégiée et non pas un profil social dominé[33], les milieux militants se sont assez vite emparé de l’idée qu’il faudrait « donner la parole aux concernées » : « ce sont les dominé·e·s qui sont les plus aptes à rendre compte de leur situation de domination, et (…) leur parole doit être privilégiée sur celles des dominants » (93). 

Or, il n’est pas certains que les dominé·e·s disposent effectivement d’un tel privilège du fait des obstacles matériels et épistémiques qui les empêchent d’accéder à une connaissance de leur propre oppression. Gayatri Spivak a fait émerger le débat en s’interrogeant : « les subalternes peuvent-elles parler ? »[34]. Séverine Batteux trace un parallèle entre la position des sujets trans racisé·e·s et les femmes du sud dans les travaux de Gayatri Spivak, placées dans une position d’impossibilité de « parler en leur propre nom » (95) car n’étant pas considérées comme crédibles par des dominant·e·s qui trahissent nécessairement leur parole. Alors pour pouvoir rendre effectif le privilège épistémique des subalternes, il faut d’abord mettre à bas les processus de silenciation qu’elles subissent, ce qui suppose qu’elles disposent de conditions matérielles garantissant l’autonomisation de leur voix.

En effet, les personnes trans sont les premières victimes du ciscentrisme des mouvements féministes (102) puisque celui-ci les entrave dans leur prise de conscience delles-mêmes comme sujets politiques appartenant à la classe des femmes. D’abord dans leur parcours de transition et face aux psychiatres, les demandes des femmes trans ne sont pas considérées comme crédibles si elles expriment des idées féministes, mettent un pantalon ou sont lesbiennes, du fait des préjugés sexistes qu’elles subissent (109). Si d’un côté les femmes cis se heurtent aux préjugés sexistes du corps médical lorsqu’elles demandent une ligature des trompes (205), les femmes trans se heurtent à des préjugés similaires lorsqu’elles entament un parcours médical de transition, leurs demandes ne sont pas écoutées si elles ne correspondent pas à l’image stéréotypée que se fait le corps médical de ce que doit être une femme. Le corps médical exige une « soumission des requérantes à une imagerie stéréotypée de la femme comme être indécis et léger, agissant et se déterminant par ses affects et non pas rationnellement » (193). Ces préjugés sexistes limitent la capacité des femmes trans à s’emparer du féminisme pour comprendre leurs vécus, en les obligeant à se conformer aux attentes des médecins pour obtenir leur transition. Par la suite, l’expertise des personnes trans sur leur propre vécu leur est déniée, et si elles sont présentes sur les plateaux de télévision, c’est seulement pour présenter leur vécu sans aucune possibilité d’analyse, celle-ci étant confiée aux médecins et psychiatres présentés comme des experts (105).

Les injustices épistémiques[35] qu’elles rencontrent sont aussi le fait d’une mauvaise prise en compte des violences qu’elles subissent, notamment dans la lutte contre les violences faites aux femmes, comme le montre la contribution de Noémie Grunenwald (127) en mettant à jour labsence de prise en compte des femmes trans dans l’étude des violences sexistes et sexuelles faites par des hommes sur des femmes – et notamment les féminicides. Les violences subies par les femmes trans vont être reclassées comme des agressions LGBTphobes dans les statistiques, ce qui les écartent encore une fois du combat féministe. Par exemple, le décompte « Féminicides par conjoint ou ex » ne prenait pas en compte les féminicides subies par les femmes trans et par les travailleuses du sexe en 2022, ce qui a conduit récemment l’association Nous Toutes à ne plus relayer ces chiffres (et ce après la parution de l’ouvrage)[36].

Pour faire face à ces injustices épistémiques et à la dépossession des femmes de leur propre corps, Pauline Clochec appelle à constituer ce que nous pourrions nommer des savoirs en résistance, des savoirs et des pratiques médicales féministes, qui consistent d’abord à « collectiviser nos ressources » (210). Elle cite en exemple « le travail de médiation médicale opéré par Acceptess-T (association militante pour les personnes trans) à l’hôpital Bichat », aux recours à des associations comme le Planning familial, à des pratiques d’auto-gynécologie (210). De son côté, Séverine Batteux note que le combat féministe ne doit donc pas chercher l’intégration – au risque de l’invisibilisation – des plus marginalisé·e·s, mais davantage soutenir leur « autonomisation » (95) matérielle et théorique dans des courants féministes critiques du féminisme dominant, comme l’est par exemple la « lutte transféministe décoloniale » (97). La solidarité entre femmes ne passe pas par un écrasement des combats sous une seule bannière, mais par l’acceptation d’une complexité des oppressions sociales croisées, qui n’empêche pas « la reconnaissance de points de rencontre entre nos vécus parfois différents » comme le note Noémie Grunenwald (160).

Ce décentrement du combat féministe doit également s’accompagner d’un décentrement des personnes cis de leurs expériences propres, par l’écoute. Adopter une perspective trans n’est pas réservée aux personnes trans – bien que celles-ci en ait une expérience en première personne – et cette perspective trans n’est pas non plus cantonnée aux études de la transitude. Cette perspective part plutôt de la transitude pour penser le monde. C’est ce mouvement qu’effectue Pauline Clochec dans sa contribution « les conditions sociales de l’accès au corps. Pour une théorie matérialiste des corps à partir de la transsexuation » (187) : elle part de la transsexuation pour conceptualiser « l’accès au corps » comme expérience féminine générale. Ce concept renvoie au fait que « l’expérience de son propre corps n’est pas une expérience immédiate » (190) mais est médiatisée par des représentations culturelles sexistes et par des normes de genre. La « réappropriation de son corps » demande donc aux femmes d’en passer par une « déprise de ces représentations qui sont communes aux femmes trans et cis du fait de cette oppression patriarcale commune » (198). Ce concept d’« accès au corps » apparait de façon plus évidente depuis la perspective d’une femme trans, mais il s’applique à toutes les femmes, qui sont dépossédées par le droit juridique et l’institution médicale de leur corps, mis sous la tutelle de l’Etat et des médecins (212). Il y a donc une vertu heuristique à penser le commun depuis une perspective minoritaire. En se plaçant depuis la perspective des personnes trans, les personnes cis peuvent aussi mieux comprendre leurs propres expériences de l’oppression.

En adoptant une perspective matérialiste trans, cet ouvrage fait émerger une diversité de perspectives internes à la transitude, et nous permet de gagner en précision. On ne peut donc que se réjouir de voir émerger des champs de recherche autonomes adoptant des perspectives jusqu’alors marginalisées, dans un champ académique encore caractérisé par sa très forte homogénéité sociale.

 


[1] La transitude est définie comme « la simple expérience de la transition, entendue comme l’expérience totalisante et historicisée du changement de catégorie de sexe telle que perçue par les autres » (12). À noter que la transitude ne doit pas être confondue avec la transidentité, terme privilégié par les études queer, car elle n’est pas « une identité, une construction ou une nature » (12), elle ne renvoie pas à un ressenti individuel, mais d’abord à une perception extérieure. Sur ce point, on peut remarquer que le terme « transidentité » est presque totalement absent de l’ouvrage, mentionné seulement une fois (86-87), contrairement au terme « transsexualité », alors que ce dernier a été largement abandonné par les études queer du fait de sa connotation psychiatrisante et médicalisante. Je reviens plus bas sur l’opposition entre matérialismes trans et études queer. Puisque ces deux termes font l’objet de débats quant à leur usage au sein de la militance trans, j’ai privilégié l’utilisation du terme « transitude ».

[2] Beaubatie, Emmanuel. Transfuges de sexe: passer les frontières du genre. La Découverte, 2021.

[3] Cette approche est notamment issue de l’analyse de la famille bourgeoise par Engels, Friedrich, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, Paris, Éditions sociales, 1972 [1884].

[4] Marx Karl, Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 2012 [1845-1846], p.38-42, 233.

[5] Delphy, Christine. L’Ennemi principal, t.2, Paris, Syllepse, 2009 [2001].

[6] Delphy, Christine. L’Ennemi principal, t.1, Paris, Syllepse. 2013 [2001], p.22-23.

[7] Ibid.

[8] Wittig, Monique. « La catégorie des sexe » in La Pensée Straight, Paris, éditions Amsterdam, 2018 [2001].

[9] Cette phrase est issue d’une « tribune cissexiste » (38) publiée en 2018 sur le HuffPost puis retirée, et signée par Christine Delphy elle-même https://www.liberation.fr/checknews/2020/02/13/pourquoi-le-huffpost-a-t-il-depublie-une-tribune-sur-les-femmes-trans_1778272/

[10] Par exemple dans cette citation d’Antoinette Fouque « [P]lutôt que des démocraties unisexes et matricides, nous voulons un processus de démocratisation qui reconnaisse l’irréductible différence des sexes, la dissymétrie et le privilège des femmes dans la procréation » in : Fouque, Antoinette, Il y a deux sexes. Essais de féminologie, Poche Folio, 2015.

[11] Le passing décrit dans le cas des personnes trans le fait de « passer pour cis », c’est-à-dire à ce que la transition ne soit plus visible. Pauline Clochec note d’ailleurs sur le « fameux passing », « qu’on pourrait [l’]expliciter comme “baisabilité” par et selon les hommes » (196). Le même terme est utilisé pour décrire la façon dont des personnes racisé·e·s peuvent « passer » pour blanches.

[12] Par exemple dans cette tribune : « TransPédé.eGouines cependant – Un manifeste queer » paru en mai 2020 https://transpedeegouines.wordpress.com

[13] Butler, Judith (2005), Trouble dans le genre, Paris, La découverte.

[14] Notamment les principes de Yogyakarta.

[15] Serano Julia. Manifeste d’une femme trans et autre textes, Paris, Cambourakis, 2020 [2007], traduit par Noémie Grunenwald.

[16] Marx, Karl. Sur la question juive. La fabrique éditions, 2006.

[17] MacKinnon, Catharine A. « Sexuality, pornography, and method: Pleasure under Patriarchy. » Ethics 99.2 (1989): 314-346.

[18] Sophie Noyé, « Pour un matérialisme féministe et queer », Contretemps, article en ligne, 2014, https://www.contretemps.eu/pour-un-feminisme-materialiste-et-queer/

[19] Ibid.

[20] Butler, Judith. Ces corps qui comptent, Paris, Éditions Amsterdam, 2009 [1993], p.12.

[21] Wittig, Monique. « On ne naît pas femme. » Questions féministes, no8, 1980, p.75-84 : « “lesbienne” est le seul concept que je connaisse qui soit au-delà des catégories de sexe (femme et homme) parce que le sujet désigné (lesbienne) N’EST PAS une femme, ni économiquement, ni politiquement, ni idéologiquement ».

[22] Preciado, Paul B. Dysphoria Mundi. Paris, Grasset, 2022.

[23] Connell, Raewyn. Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie. Amsterdam éditions, 2014.

[24] Par exemple Ernaux, Annie. La place, éditions Gallimard, 1983

[25] Eribon, Didier. Retour à Reims : Une théorie du sujet. Fayard, 2009.

[26] Le genre est-il un facteur d’oppression pour les hommes noirs ? Sur cette question, Gabriel renvoie aux travaux de Curry, Tommy J. The Man-Not: Race, Class, Genre, and the Dilemmas of Black Manhood, Philadelphia, PA, USA: Temple University Press, 2018 et Ajari, Norman. « En conversation avec la mort. Tommy J. Curry et les discours philosophiques de la masculinité noire », Itinéraires [En ligne], 2021-3 | 2022, qui répondent au black feminism, notamment hooks, bell. Ne Suis-je pas une femme ? Femmes noires et féminisme, Paris, Cambourakis, [1981] 2015.

[27] Spivak, Gayatri. Les subalternes peuvent-elles parler ? Paris, Editions Amsterdam, 2009, tr.fr. Jérôme Vidal.

[28] hooks, bell. De la marge au centre : théorie féministe. Cambourakis, 2017.

[29] Harding, Sandra. « Rethinking standpoint epistemology: What is strong objectivity”?. » in Linda Alcoff et Elizabeth Potter (ed.) Feminist epistemologies, Londres, Routledge, 1993.

[30] Longino, Helen E. Science as social knowledge: Values and objectivity in scientific inquiry. Princeton university press, 1990.

[31] Lukács, Georg. Histoire et conscience de classe. Paris: Minuit, 1960.

[32] Wylie, Allison. « Why Standpoint Matters. » in Sandra Harding (ed.) The Feminist Standpoint Reader. Routledge New York and London, 2004 ; Dror, Lidal. « Is there an epistemic advantage to being oppressed? ». Noûs, 1–23, 2022.

[33] Harding, Sandra. « Subjectivity, Experience and Knowledge: An Epistemology from/for Rainbow Coalition Politics », Development and Change, 23(3), p. 175–193, 1992 ; Toole, Briana (forthcoming). On Standpoint Epistemology and Epistemic Peerhood: A Defense of Epistemic Privilege. Journal of the American Philosophical Association.

[34] Spivak, Gayatri. Les subalternes peuvent-elles parler ?, op.cit.

[35] Je reprends ici le sens qu’en donne Fricker, Miranda. Epistemic injustice: Power and the ethics of knowing. Oxford University Press, 2007.

[36] https://www.nouvelobs.com/droits-des-femmes/20220105.OBS52898/pourquoi-le-collectif-noustoutes-arrete-de-relayer-le-decompte-des-feminicides.html

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