Philosophie de la connaissanceune

Rorty : une mauvaise conception de la philosophie de la connaissance.

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Florent Sinniger

Introduction

 Rorty a prononcé une sentence à l’encontre de la gnoséologie – la philosophie de la connaissance. Elle consiste à dire que les problèmes épistémologiques qui ont alimenté la philosophie de la connaissance ne sont pas de vrais problèmes et relèvent d’une forme d’aliénation. Rorty dénonce le fait que la philosophie de la connaissance ait pu croire s’affranchir de son contexte historique, et se reconnaître elle-même rétrospectivement dans des discours qu’elle n’habitait pas initialement. C’est le cas pour les philosophies qui précédèrent l’avènement de la gnoséologie comme discipline philosophique, survenu avec Descartes, Locke et Kant. Notant que les prétentions universaliste et objectiviste de la gnoséologie ne peuvent pas, selon lui, être atteintes, Rorty propose dans l’Homme Spéculaire[1] de la rejeter complètement, et de se reporter vers une autre attitude  : l’herméneutique.

Après avoir présenté l’opposition de Rorty entre l’herméneutique et la philosophie de la connaissance, je proposerai de pointer un certain oubli de la part de Rorty  : la dimension spécifiquement individuelle du souci gnoséologique. Je montrerai que Rorty a tendance à ne faire aucune place à l’idée que ce qui motive au départ le développement de la philosophie de la connaissance est une curiosité pour le monde, qui n’a rien à voir avec l’établissement d’une tradition spécifique, ou d’un corpus de problèmes spécialement académiques. Mon but sera de montrer que son oubli l’empêche de détecter les dimensions herméneutiques qui structurent la pratique de la philosophie de la connaissance. Je finirai sur la suggestion que c’est son historicisme qui le maintient à l’écart de cette compréhension.

1. Rorty, la gnoséologie et l’herméneutique.

            Selon Rorty, le paradigme de la philosophie de la connaissance se situerait dans une métaphore, celle du miroir de la nature, qui considère la connaissance comme un reflet objectif du monde. L’idée de Rorty est que cette métaphore est à la fois optionnelle[2], tout en étant au fondement même de la gnoséologie. Ses racines historiques seraient plus récentes que ne le présupposent les philosophes de la connaissance, et son histoire serait moins l’histoire d’une enquête de l’humanité, que l’histoire d’une discipline qui prononça ses balbutiements avec Descartes et Locke, et qui acheva de s’établir en tant que telle avec Kant.

Rorty

Descartes serait responsable d’avoir situé la connaissance dans un dualisme qui objective la métaphore du miroir de la nature en la traitant comme un problème ontologique, et non plus seulement symbolique comme on peut penser qu’elle l’est encore chez Platon. Selon Rorty, Descartes invente ainsi l’esprit. Locke est principalement responsable d’une analogie dans laquelle on traite la connaissance sur un mode perceptif. Il donne ainsi sa légitimité à l’idée de rechercher des intermédiaires non-épistémiques de connaissances. Enfin, Kant offre avec la Critique de la Raison Pure[3], un œuvre qui assoit solidement la gnoséologie dans le paysage philosophique. Selon Rorty il y a trois raisons à cela  : la première consiste évidemment dans l’ambition même de l’œuvre. Le schématisme kantien propose un modèle universel pour la connaissance, qui repose à la fois sur l’invention cartésienne de l’esprit et sur l’analogie lockéenne de la connaissance comme perception. La deuxième raison est que Kant officie à une époque où la philosophie devient universitaire, et s’institutionnalise comme une discipline canoniquement organisée en champs de recherches définis. La gnoséologie prend alors une place dans cette organisation, aux côtés de la métaphysique, de l’esthétique, etc. Enfin la dernière raison consiste dans l’idée que la philosophie aurait achevé de devenir professionnelle, parce que le succès et l’importance du schématisme kantien pour la pensée gnoséologique imposa aux philosophes de la maîtriser. Avec Kant et son époque la philosophie gagna un degré de complexité et ferma sa porte au profane.

Le cas emblématique de l’erreur des philosophes de la connaissance sur l’origine et les enjeux de leur propre pratique consiste pour Rorty dans les approches gnoséologiques des philosophies antérieures à ces développements historiques. C’est en particulier le cas pour Platon, qui fait l’objet de courantes lectures gnoséologiques, dont Rorty pense qu’elles sont des projections abusives.

A la gnoséologie, Rorty oppose l’herméneutique. Autre attitude philosophique, et même, selon son vœu, post-philosophique, elle repose principalement sur le rejet de l’objectivisme et de l’universalité du discours gnoséologique. L’herméneutique est entendue, de façon générale, comme une démarche fondée sur l’interprétation plutôt que sur la découverte d’une correspondance univoque entre le réel et la connaissance. A cette définition il faut ajouter l’idée déterminante chez Rorty, que l’herméneutique est une pratique dont le paradigme est la conversation.

Rorty accepte l’idée qu’il puisse y avoir un consensus intersubjectif, mais il refuse que les accords de ce type émanent d’une «  matrice disciplinaire[4]  » dans laquelle les individus trouveraient des réponses attendant d’être découvertes.

Voici l’une des façons dont Rorty formule ce reproche  :

            «  L’idée qu’il y aurait un cadre neutre dont la philosophie pourrait déployer la «  structure  », se ramène à l’idée que les objets que compare l’esprit, ou les règles qui contraignent la pensée, sont communs à tous les discours, ou du moins à tous les discours thématiquement homogènes  : la théorie de la connaissance s’élabore sous l’hypothèse que toutes les contributions à une même problématique discursive sont commensurables[5]  ».

            Un tel reproche, en ciblant l’idée de «  structure  », entend souligner qu’il n’y a rien d’automatique à croire que l’ensemble des pratiques humaines soient d’emblée conditionnées par une même collection d’exigences rationnelles. Si un cadre de ce genre n’existe pas, Rorty considère que la tâche dont se dote le philosophe de la connaissance est illégitime, et qu’il est illusoire de penser qu’il parvienne à l’atteindre.

A l’opposé, l’idée de conversation recouvre les aspects fondamentalement interdiscursifs à l’œuvre dans la constitution de la vérité. Rorty dit  :

            «  L’herméneutique conçoit les relations interdiscursives sur le modèle des divers fils d’une conversation possible, une conversation qui ne présuppose aucune matrice disciplinaire unissant les interlocuteurs, mais où subsiste l’espoir de parvenir à un accord tant que dure l’entretien. L’espoir en question n’est d’ailleurs pas qu’on trouve un terrain prééxistant d’entente qui attendait qu’on le découvre, mais, simplement, qu’on finisse par se mettre d’accord, ou du moins qu’on aboutisse à un désaccord passionnant et fructueux[6].  »

Cette remarque s’oppose à l’idée de concevoir les connaissances comme émanant d’une vérité indépendante. C’est la conversation elle-même, et les détours particuliers qu’elle prend, qui donnent sa forme à ce «  terrain d’entente  ». De là émane principalement le rejet de l’universalité puisque la vérité est conçue comme contingente, relative à des discussions particulières qui peuvent diverger d’un cercle à l’autre, et, partant, d’une culture à l’autre.

L’idée de conversation en s’opposant à la démarche de la «  recherche  » propre à l’objectivisme de la gnoséologie, recoupe aussi, selon Rorty

            «  la distinction sartrienne entre deux manière de se penser – comme «  pour-soi  » et comme «  en-soi  .»[7]  »

La conversation a donc des enjeux existentialistes qui supposent, à travers l’idée de se penser «  pour-soi  », qu’une des tâches de l’être humain soit de se redéfinir à l’infini, plutôt que de chercher à se découvrir une définition de son «  en-soi  » qui ne dépende pas de lui.

Si Rorty ne se trompe pas, on peut voir l’attitude du philosophe de la connaissance comme une appropriation illégitime du discours sur le «  pour-soi  ». En effet, s’il n’y a pas de cadre neutre, et que la gnoséologie substitue improprement à cette réalité un discours portant sur l’homme «  en-soi  », cela revient à priver le reste de l’humanité de la liberté de proposer son propre discours existentialiste. Deux images illustrent cette attitude dans l’Homme Spéculaire. La première décrit le philosophe de la connaissance comme

            «  le philosophe-roi platonicien qui sait en quoi consiste réellement la pratique des autres, qu’ils le sachent ou pas, parce qu’il sait dans quel contexte ultime («  les formes  », «  l’esprit  », «  le langage  ») ils opèrent[8].  »

            La seconde décrit son objectif comme étant d’être

            «  le contremaître de la culture (…) qui sait le lieu où s’ancre le discours de chacun[9]  .»

            A l’opposé, l’herméneutique  :

            «  c’est vouloir saisir le jargon de notre interlocuteur et non essayer de le traduire dans le notre[10]. »

L’opposition de Rorty entre l’herméneutique et la gnoséologie repose donc sur l’idée fondamentale que c’est la tolérance intellectuelle et la reconnaissance de la liberté existentialiste d’autrui à se redéfinir, qui doit guider la conversation. L’herméneutique revêt par conséquent une dimension intrinsèquement thérapeutique qui ne repose pas simplement sur la distinction entre ce qui est vrai et faux. L’herméneutique est conçue comme un remède, et non pas simplement comme une alternative.

Ce point est tout à fait clair lorsque Rorty aborde les projets philosophiques qui découlent de l’opposition entre les partisans de l’idée d’une vérité objective et les partisans de l’idée d’une conversation herméneutique. Il y a deux projets philosophiques distincts  : les philosophies systématiques et les philosophies édifiantes. Les premières obtiennent tout à fait naturellement leur démarche systématique de l’idée que la correspondance entre les connaissances et la réalité est univoque, et en y ajoutant simplement la prémisse que la réalité est déterminée. Le réalité dispose donc d’une et une seule structure et la philosophie de la connaissance doit donc idéalement proposer un et un seul système complet susceptible de rendre compte de tous les aspects du monde et des pratiques humaines qui s’y déroulent.

Les philosophies édifiantes, quant à elles, sont spécifiées par Rorty sur une nuance de l’existentialisme. Il dit  :

            «  Adopter dans le sillage de Sarte, Heidegger et Gadamer une attitude «  existentialiste  » à l’égard de l’objectivité et de la rationalité, n’a de sens que si l’on se tient consciemment à distance d’une norme que l’on maîtrise par ailleurs parfaitement. Qu’est-ce que l’existentialisme si ce n’est un courant intrinsèquement réactif, dont la pertinence ne se révèle que dans l’opposition à une tradition  ? Je voudrais, à partir de là, généraliser ce contraste entre des philosophes dont le travail est essentiellement constructif et ceux dont le travail est essentiellement réactif. (…) Tel est le contraste que j’entends faire ressortir entre les philosophies «  systématiques  » et «  édifiantes  »[11].  »

Une philosophie édifiante est donc une philosophie existentialiste, vouée à proposer de nouvelles façons de se penser «  pour-soi  ». Ce que note Rorty au sujet de l’importance pour de telles philosophies de ne pas perdre de vue qu’elles n’ont de sens que dans l’opposition à un objectivisme hégémonique, suggère néanmoins un problème  : certains d’entre-nous devrons se sacrifier, devront être gnoséologues, et sombrer par-là dans l’erreur et l’intolérance, pour que d’autres aient tout loisir d’être herméneutes. Il est regrettable que, malgré lui, Rorty laisse ainsi une bonne part de l’humanité au bord de la route. Chercher à éviter cet écueil peut être une bonne motivation pour réconcilier entre-eux les deux types de pratiques.

En tous cas, l’aspect constructif de la gnoséologie est ainsi opposé à l’aspect réactif de l’herméneutique, pour souligner une fois encore que le rôle des philosophies édifiantes est thérapeutique et n’a pas vocation à remplacer la gnoséologie.   

2. La philosophie de la connaissance  : un discours individuel.

Le reproche qu’adresse Rorty autour de la conception du miroir de la nature poursuit une ambition éliminativiste. Selon lui, dire des choses comme «  Je pense x  » ne pose pas de problème et peut être utile à la conversation. Mais en revanche, extrapoler de cette attitude l’idée qu’il y aurait des pensées que nous pourrions étudier comme des objets et dont nous pourrions spécifier les propriétés, est un égarement. Il faut donc simplement éliminer les pensées de l’ensemble des entités qu’il est pertinent d’étudier. Rorty pense que la gnoséologie n’a pas d’autre objectif que la tâche de spécifier ces entités (qu’elle décline pour les pensées, mais aussi les perceptions, les phénomènes, les qualia, etc.). Il y a pourtant deux objections qui devraient empêcher Rorty de bannir la gnoséologie en brandissant son propre éliminativisme. La première est qu’il n’y a rien d’évident à ce que la gnoséologie n’ait pas d’autre but que d’étudier les pensées (ou les perceptions, les qualia, etc.) comme la physique étudie les objets physiques. Spécifier des propriétés pour les pensées est sans doute une voie métaphorique pour questionner ce que c’est que penser, ce que nous faisons en disant «  je pense x  », etc. Les enjeux vont donc bien au-delà d’une étude ontologique, qui serait simplement héritée de l’objectivation cartésienne du miroir de la nature. La deuxième objection est la suivante  : même s’il existe des gnoséologues convaincus d’étudier les pensées comme les physiciens étudient les atomes, il n’en reste pas moins que leurs discours expriment une compréhension individuelle que la conversation herméneutique ne peut pas exclure par principe. Je ne développerai pas plus avant la première objection, même si je pense qu’il faut la garder à l’esprit. Je vais me concentrer sur la seconde, parce qu’il me paraît absolument impossible de concilier l’herméneutique avec le déni de la compréhension individuelle du gnoséologue.

Toutefois, selon ce que nous avons vu dans la première section, il pourrait sembler contre-intuitif d’attaquer Rorty sur l’oubli d’une dimension individuelle dans ses considérations sur la gnoséologie. En effet il est clair que le problème qu’a Rorty avec la gnoséologie cible essentiellement les notions d’universalité et d’objectivité qui se cachent derrière l’ambition théorique. Or ces notions sont à première vue plutôt en tension avec une focalisation individualiste, ou ne semblent pas, en tout cas, favoriser cette approche.

Pourtant il y a des aspects de la production d’une théorie gnoséologique qui désactivent cet «  anti-individualisme  ». Dans un premier temps les théories de la connaissance sont en effet soutenues par quelqu’un qui, lorsque la communauté philosophique fonctionne correctement, peut être tenu responsable de sa vision du monde. Si par la suite certaines théories deviennent populaires, cela n’enlève rien au fait que c’est chaque personne qui les défend, qui les endosse. Nous devons considérer les théories comme des instruments permettant de décrire la réalité d’une façon appropriée. Si un individu reconnaît dans un discours une description fidèle de la réalité, nous seront tout à fait légitime à dire qu’il adhère à celui-ci et, même s’il n’en est pas l’auteur, qu’il accepte de l’endosser. Ainsi, même s’il arrive qu’un discours soit largement consensuel, chaque individu concerné par le consensus devrait par exemple être en mesure de justifier de son adhésion. Il est clair que sur le terrain de la controverse philosophique la valeur d’un discours dépend en grande partie de la possibilité qu’il se révèle contributif, c’est-à-dire, au minimum, qu’il soit perçu comme un discours original. Mais sur le terrain de la légitimité pour quelqu’un d’endosser une certaine vision du monde, cette exigence d’originalité ne présente aucune nécessité. Nous devons obligatoirement souscrire à un certain principe de charité vis-à-vis des justifications qu’un individu pourrait donner à propos de son adhésion à telle ou telle théorie. D’un tel individu nous pouvons exiger qu’il soit en mesure de justifier sa compréhension, en montrant pourquoi il endosse telle ou telle théorie, mais nous ne pouvons pas exiger de lui qu’il propose une justification inédite simplement parce que certaines raisons auraient déjà été trop souvent répétés.

De la même manière, il arrive qu’une théorie soit le fruit d’une production collective. Mais quels que soient les apports originaux des uns et des autres au sein d’une production de ce genre, et quelle que soit la construction qui en résulte, chaque individu parmi ce collectif doit pouvoir être en mesure de prétendre individuellement endosser cette théorie pour pouvoir légitimement être dit «  y adhérer  ». Même en admettant qu’une théorie puisse être émergente au sens où la représentation dont elle se rendrait responsable ne serait pas uniquement réductible à des apports individuels, il n’en resterait pas moins indispensable, au sein d’un consensus, que chaque individu que nous estimons adhérer à la théorie puisse être dit le faire individuellement. Il faut, dans ce dernier cas, distinguer les conditions de production d’une théorie, des conditions d’adhésion à cette théorie. Même si nous pouvions accepter l’idée que les théories soient produites par des processus qui les rendraient irréductibles à des apports individuels, nous n’aurions de toute façon pas d’autre focalisation pertinente que la focalisation individuelle pour répondre à la question de savoir si telle ou telle théorie est ou non fidèle à la réalité. La réalité n’a d’existence que pour les entités cognitive pertinente  : les individus. Et si les individus peuvent se rendre responsables de certaines représentations (comme par exemple des théories) de façon collective, il n’en reste pas moins qu’en définitive, à l’heure de confronter une théorie au réel, chacun est seul face à sa compréhension du monde.

Ni l’originalité d’un discours d’adhésion, ni les différents processus collectifs à l’œuvre dans la production des théories ne peuvent rien retrancher à cette réalité individuelle. Les ambitions d’objectivité et d’universalité qu’un individu pourrait cultiver (et que sa théorie pourrait mettre en exergue) ne le peuvent pas davantage. Au mieux elles sont surexposées par rapport à d’autres discours, mais en tout cas elles ne peuvent pas être décrites uniquement comme des produits culturels. Pour l’être certainement en partie, elles sont avant tout des expressions individuelles. Le problème est que Rorty est en permanence focalisé sur une dimension culturel de la production des discours. Il se peut que cette stratégie ait sa pertinence. Mais tout ce qui ressort à une dimension culturelle doit d’abord avoir un ancrage individuel, puisque la culture ne se construit pas à côté des individus, mais s’incarne en eux, comme émergeant de leur association.

Bien sûr nous pouvons, encore une fois, admettre que la société engendre des normes et des représentations qui ne soient pas réductibles à la somme des représentations individuelles, si, d’un certain point de vue, cela nous aide à comprendre mieux la société. Mais au minimum, ces représentations existent parce que des individus sont susceptibles de les avoir. Nous sommes libres d’imaginer leur mécanismes d’élaboration de diverses manières. Mais nous ne pouvons pas oublier le paradoxe suivant  : l’existence même de représentations sociales irréductibles à des représentations individuelles nécessite que quelqu’un les aient. Qui pourrait nous révéler qu’une telle représentation irréductible existe, sinon quelqu’un qui, justement, a cette représentation de façon individuelle à un certain instant  ? La compréhension émergentiste du rôle de la société du point de vue des représentations n’atteint pas une conception individualiste de la connaissance parce qu’elle est elle-même engendré par des individus qui ont cette représentation. Le paradoxe ne trahit pas, selon moi, la vanité des théories émergentistes. Mais il marque la limite de ce que nous pouvons faire avec de telles théories. Jusqu’à un certain point nous pouvons expliquer des mécanismes sociaux grâce à elles. Mais nous ne pouvons pas aller jusqu’à rejeter l’idée essentielle que l’individu est le centre indispensable de toute la compréhension du monde humain.

Si l’on se focalise sur cette compréhension individuelle, il devient difficile d’accepter que l’herméneutique devrait pouvoir bannir les productions de la gnoséologie, dans la mesure où la compréhension qu’elles véhiculent s’apparente à des interprétations inédites. Quel que soit le degré d’objectivité que ces théories revendiquent, elles constituent des façons d’interpréter que des individus peuvent s’approprier.

Mais mieux encore, l’ambition même de la gnoséologie trouve sans doute ses fondements dans un désir individuel. Qu’est-ce qui pourrait permettre de bannir la gnoséologie si ce qui la motive est le souci individuel de savoir de quoi est faite la réalité  ? L’herméneutique ne peut rien reprocher à cette motivation, et bannir la gnoséologie reviendrait à ignorer que cette motivation est personnelle. Une attitude plus en phase avec les exigences de l’herméneutique serait de considérer ce discours comme un discours avec lequel discuter, sans vouloir le dissiper.

Avec cette approche, nous pouvons donc maintenant voir tout ce qu’il y a d’erroné à situer simplement la gnoséologie dans une façon de se penser «  en-soi  ». Bien sûr c’est ce que désir faire un gnoséologue. Mais dans la mesure où il le fait en vertu d’une compréhension individuelle qu’il choisit de favoriser, ce discours s’apparente tout autant qu’un autre à une façon de se penser «  pour-soi  ». Un philosophe de la connaissance qui présente, par exemple, un modèle rationaliste fondé sur l’idée que la nature obéit à des lois, veut sans doute se penser ainsi qu’il a le pouvoir de comprendre ce qui l’entoure grâce à son intelligence.

Nous voyons émerger une tension, mais je ne pense pas qu’elle devrait nous effrayer. Cette tension est la suivante  : bien que l’analyse de Rorty selon laquelle les philosophes de la connaissance cherchent à unifier les discours soit tout à fait réaliste, son accusation selon laquelle ils aspireraient à être des «  philosophes-rois  », ou des «  contre-maîtres de la culture  » me paraît complètement illégitime. En effet, bien que les philosophes de la connaissance entendent effectivement se prononcer sur le contexte ultime dans lequel chacun pratique son propre discours, l’ancrage individuel qui motive leur entreprise favorise la controverse des individus. Les mêmes enjeux sont reconduits lorsqu’il s’agit de considérer, pour les philosophies de la connaissance, d’autres pratiques que la gnoséologie. Pourquoi penser que les gnoséologues seraient incapables d’être réceptifs à la manière dont les autres pratiques entendent elles-mêmes se définir, afin d’en tenir compte  ? De l’idée qu’un philosophe de la connaissance essaie de retrouver le contexte ultime de tous les discours, nous ne pouvons pas inférer qu’il se donnerait pour tâche de définir unilatéralement ce contexte. Bien au contraire, s’il s’agit de décrire la réalité, le philosophe de la connaissance consciencieux ira se confronter aux individus que cette réalité concerne, et sera donc en permanence en conversation avec les autres pratiques, de la même façon qu’il est avec les autres théoriciens de son domaine.

Rien n’empêche donc de concilier l’idée qu’un philosophe de la connaissance puisse être tenu responsable d’une théorie qui concentre une compréhension individuelle ou une interprétation personnelle, avec celle que le modèle qu’il propose résulte d’une investigation honnête sur les autres pratiques et les intègre également. Un modèle n’a pas besoin de s’assumer en tant que modèle objectif (même s’il aspire à l’objectivité) mais seulement comme un modèle pouvant être évalué relativement à d’autres, pour son efficacité à expliquer ce qu’il étudie, ou pour son succès auprès de la communauté, à l’issue d’échanges proprement interdiscursifs. Enfin notons que si nous comprenons la défiance de Rorty comme orientée en particulier vers une aspiration à l’hégémonie des théories de la connaissance, il faut se souvenir que rien n’empêche par principe que les gnoséologues et les autres communautés se retrouvent sur un accord intersubjectif en poursuivant la conversation.

Comprendre ce problème plus précisément suppose d’approfondir le thème de la réflexion. Ce que la focalisation sur les enjeux individuels de la gnoséologie permet de comprendre, c’est que la pratique de la philosophie de la connaissance revêt en elle-même une importante dimension herméneutique.

3. L’herméneutique de la gnoséologie.

Les arguments principaux en faveur de la conversation herméneutique démontrent qu’il n’y a pas de sujets ou de thèmes spécifiquement herméneutiques. Pourtant, lorsqu’il s’emploie à conjurer la gnoséologie, Rorty ne fait guère d’efforts pour reporter des considérations herméneutiques sur la gnoséologie elle-même. Or si nous parvenions à le faire, il ne resterait plus comme unique différence entre la gnoséologie et les autres pratiques interdiscursives, qu’une distinction du thème.

Rorty dit  :

              Nous ne pourrons jamais sortir du «  cercle herméneutique  » , autrement dit contourner le fait que d’une part on ne peut comprendre telle partie d’une culture (d’une pratique, d’une théorie, d’un langage, etc.) sans comprendre le fonctionnement du tout dans lequel elles s’inscrivent  ; et que, d’autre part, on ne peut accéder au fonctionnement de ce tout sans avoir une certaine compréhension de ses parties[12].

Sortir du cercle herméneutique, c’est l’ambition que Rorty attribue aux philosophes de la connaissance. Cela suppose que ces derniers soient susceptibles de proposer un discours enfin définitif, et qu’ils soient parvenu à spécifier ce cadre neutre qui devrait nous servir de matrice rationnelle.

Je pense que la philosophie de Rorty est pour l’essentiel tout à fait saine. Mais je crois que les ennemis qu’il se conçoit sont en grandes parties imaginaires. L’assimilation de la pratique de la philosophie de la connaissance à l’adhésion à l’idée qu’on pourrait produire un système classificatoire complet et définitif, qui permettrait de rendre compte de toutes les pratiques humaines, est abusive. Contre une coalition de philosophes de la connaissance qui partageraient unanimement cette position, les arguments de Rorty ne seraient pas exagérés. Mais les philosophes de la connaissance sont sans doute beaucoup plus nuancés.

Bien sûr ils ne renoncent pas forcément à produire des systèmes. Et les critiques de Rorty sont justement dirigées vers des philosophies systématiques, qui ont éventuellement des prétentions de complétude. Mais ces critiques ne portent réellement que si l’on admet également que les philosophies systématiques devraient aspirer à produire des systèmes définitifs. Or, les systèmes sont instrumentaux. Ils ont une durée de vie et il y a peu de chance que les philosophes de la connaissance n’en aient pas, dans leur grande majorité, conscience. L’obsolescence des doctrines est ainsi en quelque sorte programmée, ou à tout le moins consentie. Or si les systèmes ne sont pas conçus pour être définitifs, ils ont nécessairement pour ambition de poursuivre la conversation.

Si Rorty perçoit une menace dans l’idée d’une universalité de la rationalité, ou d’une matrice disciplinaire neutre, c’est probablement parce qu’il a l’impression que cela devrait contraindre ses défenseurs à prendre des positions catégoriques et impossibles à abjurer, sur tous ce que les modèles proposés interdisent d’accepter. Mais en réalité, les choses que les modèles refusent, et que les théoriciens de la connaissance ne sont pas prêts à abandonner, constituent précisément le genre de pression qui leur fait modifier leurs modèles. Les exemples fournis par des cultures exotiques, de façons complètement différentes d’aborder les problèmes, les ouvrent sans doute aussi à certaines modifications dans leur compréhension du monde.

Les systèmes présentent cet avantage qu’ils spécifient d’emblée un certain lexique, de sorte qu’ils fournissent un cadre commun aux participants qui structure leur conversation, même si ce cadre peut très bien être temporaire et qu’il n’y a aucune nécessité à ce qu’il survive à la conversation. Il y a certainement moins de risque qu’un philosophe nuancé et honnête se perde dans un dogmatisme aveugle pour l’amour de son propre système, que le rejet de tout système ne conduise à une discussions sans structure dans laquelle personne ne saurait plus s’il parle encore de la même chose que son voisin.

Il est vrai que lorsque l’on évolue à l’intérieur d’une théorie de la connaissance particulière, on peut sentir le poids de certaines restrictions comme une atteinte à la liberté de se redéfinir et de se penser «  pour-soi  ». Mais si l’on regarde la philosophie de la connaissance comme une pratique, ainsi que prétend le faire Rorty, ce que l’on constate est moins une «  scolastique  » de dogmes inconditionnellement reconduits, qu’une succession de modèles qui se répondent les uns aux autres. A y regarder plus précisément encore, on trouve des individus dont la pratique est essentiellement interdiscursive, qui échangent sur la façon qu’ils ont de comprendre et d’interpréter, qui argumentent, qui concèdent, qui persistent, qui se rétractent, qui convainquent, etc.

Si l’on veut démontrer que l’adhésion à l’idée d’une matrice de rationalité universelle n’interdit nullement de considérer pour leur valeur des discours différents et incommensurables, je pense que regarder la pratique de la philosophie de la connaissance, comme telle, est encore le meilleur moyen. Il n’y a guère de commensurabilité entre les modèles proposés par l’empirisme logique de Schlick, le fonctionnalisme de Fodor ou le cohérentisme de Davidson. Rorty est libre de retrouver dans chacune de ces doctrines le désir de rendre tous les discours commensurables. Mais il ne peut pas désigner la gnosélogie comme une pratique qui requerrait des discours effectivement commensurables. De sorte que l’ambition individuelle de poursuivre une commensuration de l’ensemble des discours – que cette ambition soit ou non méthodologique – ne met pas en danger l’idée que les bases de la conversation sont herméneutiques, y compris lorsqu’il s’agit de gnoséologie. Si Rorty n’avait pas abstrait le caractère restrictif qu’on retrouve parfois au niveau d’une théorie, pour le rejeter sur la pratique de la gnoséologie elle-même, cela serait certainement apparu plus clairement.

Peut-on être un bon herméneute lorsque l’on pratique la philosophie de la connaissance  ? Ou est-ce seulement un élan pour «  traduire les idées de l’autre dans son propre jargon[13]  »  ? Ce qui est certain c’est que le philosophe de la connaissance cultive en partie cette ambition. Mais pas nécessairement à l’exclusion de la tolérance intellectuelle. Cet exercice suppose au moins d’avoir fait l’effort de compréhension auquel Rorty nous invite lorsqu’il reconnaît que l’herméneutique   «  c’est vouloir saisir le jargon de notre interlocuteur[14].  »

Cet effort peut tout autant amener un philosophe de la connaissance à traduire les choses dans son jargon, qu’à abandonner ce jargon si d’autres idées emportent finalement son adhésion.

Si aux yeux de Rorty la philosophie de la connaissance semble davantage poursuivre l’universalité et l’objectivité que l’échange interdiscrusif qui motive l’herméneutique, c’est seulement parce qu’il a tendance à regarder la curiosité du gnosélogue et son objet comme un problème académique, historique, et spécialement philosophique au sens disciplinaire du terme. Il radicalise ainsi le constat que la gnoséologie a développé des codes particuliers, jusqu’à intégrer à ces codes l’objet même de la curiosité gnoséologique.

Pourtant, si acquérir ces codes est une nécessité pour entrer dans la pratique professionnelle, ce n’en est pas une pour se sentir concerné par des questions gnoséologiques. Cet intérêt peut provenir d’un passé de profane, et démontrer que si les codes peuvent constituer des pressions particulières sur l’élaboration des théories de la connaissance, ils n’en sont pas pour autant les conditions sans lesquelles un individu n’aurait aucune idée à développer sur la question. Ce que le profane apporte dans sa philosophie lorsqu’il devient philosophe, échappe à ces codes, et garantit que les craintes de Rorty sur l’aliénation du gnoséologue soient infondées.

4. Les tensions entre l’historiscisme et l’herméneutique.

Insister encore un peu sur le rôle central de l’approche individualiste pour comprendre les erreurs de Rorty, consiste à suggérer qu’il y a des tensions entre son historicisme et son herméneutique. On pourrait se demander pourquoi Rorty se focalise à ce point sur l’idée que l’organisation sociologique qui institutionnalise la gnoséologie, aurait ce pouvoir d’aliénation.

On comprend dans l’Homme Spéculaire que pour Rorty il est moins important d’expliquer l’émergence d’une philosophie révolutionnaire, que de montrer le piège consistant à institutionnaliser les discours issus de la révolution. C’est très clair dans un passage comme celui-ci  :

            «  La distinction entre philosophes systématiques et philosophes édifiants ne se confond pas avec la distinction entre philosophes normaux et philosophes révolutionnaires. Cette dernière distinction permet de ranger Husserl, Russell, le second Wittgenstein et le second Heidegger du même côté «  révolutionnaire  ». Mais, en ce qui me concerne ici, ce qui compte, est de distinguer entre deux sortes de philosophes révolutionnaires. D’un côté, on a des philosophes révolutionnaires – ceux qui font école et qui sont à l’origine de nouvelles pratiques normales et professionnelles – qui considèrent l’incommensurabilité de leurs nouveaux discours comme un inconvénient temporaire, lié aux points faibles des discours de leurs prédécesseurs et destiné à disparaître avec l’institutionnalisation de leurs propres discours.  De l’autre on a de grands philosophes qui redoutent par dessus tout l’institutionnalisation de leurs discours, ou que l’on découvre la commensurabilité de leurs écrits avec la tradition philosophique. Husserl et Russell (tout comme Descartes et Kant) sont de la première sorte. Le dernier Wittgenstein et le dernier Heidegger (tout comme Kierkegaard et Nietzsche) sont de la seconde sorte[15]. »

            Ici l’institutionnalisation (et l’intention pour un auteur d’y souscrire) fournit un critère pour départager les philosophies qui sont herméneutiques et celles qui ne le sont pas. Mais à quel point est-ce pertinent  ? On ne pourrait pas considérer simplement l’institutionnalisation d’un discours comme la marque que ce discours est erroné, puisqu’à l’évidence la responsabilité d’une institutionnalisation ne peut incomber à l’auteur d’un discours, mais seulement à ceux qui l’auront fait triompher, en lui reconnaissant une valeur particulière. N’importe quel auteur pourrait redouter

            «  que l’on découvre la commensurabilité de [ses] écrits avec la tradition philosophique[16]  »,

            et que la communauté lui attribue néanmoins ce type de reconnaissance.

Mais de même, on ne pourrait pas vouloir empêcher quiconque, en son individualité, de préférer un discours plutôt qu’un autre, sous prétexte que l’autre serait déjà populaire. Comme nous l’avons déjà remarqué, un consensus n’est qu’un agrégat de décisions individuelles plutôt qu’une association délibérée et clairement définie dans ses objectifs et ses méthodes. Le problème c’est que si blâmer l’institutionnalisation revient à blâmer individuellement chaque personne qui reconnaît sa compréhension du monde dans un discours, l’herméneutique se tiendra très éloigné de la tolérance intellectuelle qui doit normalement la motiver.

Les raisons historiques qui conduisent certains auteurs à ne pas être institutionnalisés n’ont rien de nécessaires. Rien n’empêche d’ailleurs que certains cercles plus restreints aient effectivement institutionnalisé les discours de philosophes comme Nietzsche ou Wittgenstein, même si la communauté entière ne l’a pas fait, et que ces auteurs se défendaient de pouvoir l’être.  Pour cette raison, la distinction que propose Rorty dans le passage précédent est trompeuse. L’institutionnalisation ne garantit nullement qu’une théorie ne réponde pas à des enjeux herméneutiques. Et ce genre d’approche historique dissimule ces enjeux herméneutiques pour les philosophies institutionnelles.

Se focaliser sur l’individualité pour comprendre la production des discours, y compris des discours systématiques, est encore le meilleurs moyen de se ressouvenir qu’il n’y a d’institution (et de philosophie institutionnelle) que par un effet d’abstraction. En réalité, pour la valeur qu’elles ont lorsqu’on les considère comme des productions personnelles, toutes les philosophies sont édifiantes, au sens où Rorty admet qu’une philosophie édifiante est une philosophie «  intrinsèquement réactive  ». Car chaque philosophie consiste dans la réaction intelligente d’un individu, face au monde, face à un problème, face aux corpus de l’époque, face à la tradition, face à son ignorance, ou à l’inexpliqué.

J’aimerais suggérer que c’est l’historiscisme qui engendre les confusions de Rorty. L’historicisme consiste en effet à penser que l’explication de telle ou telle représentation (en particulier des théories) pourrait être réduite à la révélation de ses conditions de production historique. Ce faisant l’historiscisme renvoie les conditions d’apparition des doctrines à des conditions impersonnelles. C’est sans doute cela qui empêche Rorty de voir qu’il y a une importante dimension herméneutique dans l’élaboration de la théorie de la connaissance.

Il y a une raison qui rend ces confusions parfaitement compréhensibles  : si le tord d’une certaine gnoséologie est de se réserver un espace d’objectivité spécial pour parler des problèmes, et si c’est cette attitude qui engendre une partition du discours où l’herméneutique est séparée de la gnoséologie selon l’idée que l’herméneutique ne serait pas contributive, alors il n’est pas étonnant que l’on retrouve une partition semblable chez Rorty, où, cette fois, c’est la gnoséologie qui ne serait pas contributive. Car bien qu’il prétende y échapper, il se dote lui aussi d’un espace d’objectivité exclusif lorsqu’il est historiciste. Lui-même, depuis ce cadre, expose une réglementation analogue à celle qu’il reproche aux philosophes de la connaissance d’établir  ; car la sentence qu’il adresse à l’encontre de la gnoséologie ne peut avoir de portée réelle que si elle a elle-même une certaine prétention à l’objectivité.

Si l’histoire devient le cadre objectif, la matrice disciplinaire depuis laquelle nous pouvons expliquer l’émergence des pratiques individuelles des gnoséologues, il est clair que ces derniers ne pourront pas revendiquer leur participation à la conversation herméneutique. En cherchant à retrouver les traces d’une matrice de rationalité universelle, les gnoséologues s’excluent d’emblée de cette compréhension des représentations qui se réduit à l’histoire. Mais selon les propres arguments de Rorty, qui concernent le rejet d’une tel cadre objectif, l’explication historiciste ne tient pas.

D’un autre côté, si l’histoire n’est pas une discipline conçue avec cette autorité spéciale sur les autres disciplines, Rorty ne peut pas l’employer pour limiter la portée des autres discours. Une histoire qui ne constituerait pas une cadre objectif neutre ne pourrait pas permettre de rendre compte du statut des discours non-historiques. Comme chaque pratique incommensurable aux autres, son autonomie devrait prendre la forme d’une relation interdiscursive dans laquelle elle se situerait avec les autres pratiques (y compris la gnoséologie) sur un pied d’égalité.

Conclusion

Nous pouvons conclure en disant ceci  : le plus important à dire au sujet de l’herméneutique, est que, quoi que nous fassions, quelles que soient nos pratiques, nous ne pouvons pas échapper au fait que nos échanges revêtent des dimensions herméneutiques. La tolérance intellectuelle qui manque peut-être parfois à des philosophes de la connaissance n’a rien à voir avec la nature de leur activité, mais bien plutôt avec l’oubli de cette réalité.

Sortir du «  cercle herméneutique  » est, ainsi que le note Rorty, impossible. Mais cela ne signifie pas que nous pourrions tracer un cercle et en exclure certains discours. Cela signifie au contraire que tous les discours se situent nécessairement dans ce cercle. Si Rorty l’avait noté aussi, il aurait vu que la philosophie de la connaissance, avec son projet spécial pour la compréhension de l’homme et du monde, est en principe tout aussi respectable que les thèses herméneutiques qu’il a choisi de favoriser dans son discours.

J’ai suggéré que l’historicisme nous tient éloignés de cette compréhension, et que c’est par la focalisation sur la dimension individuelle qui conditionne la production des discours, que nous pouvons comprendre les échanges comme une conversation herméneutique  ; et cette approche rejette l’idée de mettre à l’écart les philosophes de la connaissances et leur pratique.


[1]    Richard Rorty, L’Homme Spéculaire, Paris, Seuil, 1990 (1979), trad. Thierry Marchaisse.

 

[2]    R. Rorty, Op. Cit., p.181.

 

[3]    Emmanuel Kant, Critique de la Raison Pure, Paris, GF-Flammarion, 2006 (1997), trad. Alain Renaud.

 

[4]    R. Rorty, Op. Cit., p.352.

 

[5]    R. Rorty, Op. Cit., p.350.

 

[6]    R. Rorty, Op. Cit., p.352.

 

[7]    R. Rorty, Op. Cit., p. 410.

 

[8]    R. Rorty, Op. Cit., p.351.

 

[9]    R. Rorty, Op. Cit., p.351.

 

[10]   R. Rorty, Op. Cit., p.352.

 

[11]   R. Rorty, Op. Cit., p.402.

 

[12]   R. Rorty, Op. Cit., p.353.

 

[13]   R. Rorty, Op. Cit., p.352.

 

[14]   R. Rorty, Op. Cit., p.352.

 

[15]   R. Rorty, Op. Cit., p.405.

 

[16]   R. Rorty, Op. Cit., p.405.

1 Comment

  1. La connaissance émerge de la vie. Elle n’est pas objective dans le sens où elle ne décrit pas un monde que nous n’avons pas besoin de connaître, mais uniquement la façon de nous y adapter.
    Croire qu’une connaissance « non objective » puisse se partager, c’est chercher à imposer sa culture aux autres. La connaissance est (au moins en partie) relative, elle ne peut être étudiée qu’indépendamment de son contenu.

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