Dossier – Pour une éthique de l’interaction humain-machine

Dossier

Pour une éthique de l’interaction humain-machine

Introduction

Dossier coordonné par Giada Pistilli (doctorante en philosophie à Sorbonne Université, rattachée au laboratoire d’unité mixte Sorbonne Université – CNRS “Science, Normes, Démocratie”) et Julien De Sanctis (Docteur en philosophie de l’Université de Technologie de Compiègne).

L’interaction humain-machine (IHM) est plus que jamais au centre des recherches dans le domaine de l’intelligence artificielle et de la robotique sociale. En effet, l’évolution fulgurante des technologies a donné naissance à des entités qui sont de plus en plus perçues non seulement comme des interfaces, mais aussi comme des interlocuteurs, des “autres” à part entière. Des développements majeurs, représentés par des systèmes d’intelligence artificielle comme ChatGPT, ou des avancées dans les moteurs de recherche tels que Bing ont propulsé l’IHM sur le devant de la scène en recherche et développement (R&D), rendant son examen éthique indispensable. Toutefois, l’utilité et la place de ces dispositifs dans notre société sont loin d’être évidentes, de même que leurs impacts à moyen et long terme.

Nous avons donc voulu mettre l’accent sur la dimension évaluative de la pensée des techniques et explorer ce que pourrait être une éthique des IHM dans une optique interventionniste de recherche-action. En d’autres termes, la vocation de ce dossier est d’interroger les conditions non pas de possibilité, mais de désirabilité de l’interaction humain-machine.

Dans ce contexte, l’expansion rapide des technologies en question et leur intégration de plus en plus profonde à notre quotidien mettent en avant d’importantes questions d’ordre technique, économique, scientifique, social et, bien sûr, philosophique. Né de ces observations, le dossier vise à aborder ces enjeux et à fournir des pistes de réflexion sur des questions essentielles telles que le “pourquoi” et le “pour qui” des IA et des robots sociaux. L’objectif est également d’examiner ce qui fonde la valeur des IHM et ce qu’elles apportent concrètement au point d’être aujourd’hui au centre de la R&D en IA et en robotique.

Quelle est la valeur de ces interactions ? Comment ces “machines interactionnelles” affectent-elles notre société, notre perception de l’intelligence ou encore de l’altérité ? Comment devrions-nous naviguer dans ce paysage en constante évolution pour garantir une interaction humain-machine respectueuse de la personne humaine ?

Dans cette perspective, nous sommes donc invités à porter un regard critique et réflexif sur nos interactions avec les machines, à nous interroger sur la valeur, le sens et les conséquences de ces interactions dans notre vie quotidienne, ainsi que sur la manière dont elles façonnent notre perception, entre autres, de l’intelligence et de l’altérité. La diversité des approches proposées dans ce dossier reflète l’ampleur et la complexité du sujet, et souligne l’importance de penser les interactions humain-machine dans un cadre multidisciplinaire. C’est avec cet éclairage que nous abordons les contributions individuelles de nos collaborateurs. Chaque chercheur, par sa réflexion, vient enrichir notre compréhension des implications philosophiques de l’interaction humain-machine, qu’il s’agisse de l’exploration phénoménologique de l’interaction, de la réflexion sur les conséquences des agents conversationnels sur ses utilisateurs, ou de l’analyse des concepts de pensée, de compréhension et de décision. Voici quelques-unes des grandes questions abordées au sein de ce dossier.

Dans le détail, Charles Corval s’intéresse aux enjeux éthiques de la robotique à travers l’examen critique des revendications contemporaines de droits pour les robots et de leurs différentes formes argumentatives. Considérant l’IHM comme un phénomène, c’est-à-dire comme un fait perceptif dénué de charge théorique, Stéphanie Perruchoud mobilise le concept phénoménologique de corps vécu pour interroger l’idée de “bonne” interaction entre une personne âgée et un robot social (Paro) dans le cadre d’un établissement médico-social. Guillaume Morano consacre sa réflexion aux deadbots, des agents conversationnels simulant la personnalité de proches décédés. Son intérêt critique porte sur la transformation de la relation à la mort induite par ces artefacts ; transformation qu’il analyse, dans une perspective heideggerienne, à l’aune du concept de “commissibilité des âmes”. À travers le prisme de la philosophie de Turing et Wittgenstein, Charles Bodon propose une analyse approfondie de l’interaction humain-machine. En explorant les concepts de pensée, de compréhension et de décision, l’auteur se demande comment ces notions influencent la co-construction du sens commun entre humains et machines.

Ces contributions ont ouvert d’intéressantes perspectives pour comprendre et naviguer dans le paysage complexe de l’IA et de la robotique sociale. Elles nous invitent à envisager l’interaction humain-machine non seulement comme un outil, mais aussi comme une force transformatrice de notre société, capable de redéfinir nos relations, nos perceptions et notre place dans le monde. L’un des enjeux majeurs, aussi bien éthique qu’épistémologique, est d’observer attentivement ces interactions pour les comprendre et travailler à leur donner une forme désirable selon les contextes. Pour cela, il est indispensable de prendre en compte leurs effets émotionnels et relationnels qui transforment à bas bruit l’image que nous avons de nous-mêmes, d’autrui, de l’altérité en générale et, de façon plus spécifique, de la vieillesse et de la mort.