Recension — La question-Nietzsche. Les normes au carrefour du vital et du social
Vivien Giet est doctorant FNRS à l’UNamur (Belgique) au sein du centre Arcadie et à l’Université Paris 8. Ses recherches portent sur l’expérience du temps révolutionnaire depuis la perspective d’un matérialisme historique hétérodoxe (Deleuze et Benjamin).
Frédéric Porcher, La question-Nietzsche. Les normes au carrefour du vital et du social, Paris, Vrin, 2023.
L’ouvrage est disponible ici.
Dans sa préface à l’édition américaine de Nietzsche et la philosophie, Deleuze bat en brèche les malentendus sur ce qu’il appelle la « question-Nietzsche ». Pour Deleuze, la philosophie de Nietzsche est une « pensée-mouvement », chaque proposition y est une force où le concept et l’affect sont intimement liés. Sa réception est indissociable d’un « climat » affectif qui empêche l’approche littérale [1]. En faire abstraction, c’est entrainer la pensée nietzschéenne dans une série de mauvais problèmes et de contre-sens politiques notoires : « Nietzsche apparaîtra comme un nihiliste, ou pire un fasciste, au mieux comme un prophète obscur et terrifiant » [2].
En suivant Deleuze, Frédéric Porcher estime que la pensée de Nietzsche doit rester une question « ouverte et dynamique » (p. 8). Nietzsche est moins le nom d’une pensée unifiée que celui d’un « opérateur épistémologique » (p. 9) irréductible à « une philosophie de type irrationaliste et antimoderne » (p.13). L’ouvrage de Porcher fait alors valoir la productivité de la « question-Nietzsche » dans le champ d’une philosophie sociale critique des normes, des institutions et des formations sociales qui les portent [3]. Son ouvrage dresse une carte des reprises de Nietzsche au service d’une évaluation et d’une critique rationnelle de la normativité immanente à l’organisation capitaliste, aux connaissances scientifiques et techniques, aux tendances à l’homogénéisation, à la normalisation que véhiculent diverses dynamiques sociales ainsi qu’aux investissements libidinaux que ces dernières présupposent ou encouragent. On le voit d’emblée, ce n’est pas tout à fait le même Nietzsche qui sous-tend ces diagnostics hétérogènes. Ils sont issus d’une part de la voie dialectique et post-hégélienne allemande, celle de la théorie critique de l’école de Francfort (en particulier la première génération [4]) et, d’autre part, de la piste du nietzschéisme français (Canguillhem, Foucault, Deleuze). Un des objectifs centraux de cet ouvrage est de « desserrer l’étau soi-disant étanche entre ces deux traditions » (p. 12). Et, de fait, La question-Nietzsche ne se contente pas d’exposer distinctement ces approches, mais relance le problème, esquissé par Foucault, d’un dialogue possible mais avorté entre elles [5].
Porcher reprend l’idée foucaldienne d’un chiasme franco-allemand dans l’héritage de l’Aufklärung. Si Kant détermine des limites aux prétentions spéculatives de la raison, La dialectique de la raison fait un pas de plus, entre autres grâce à Nietzsche, en mettant au jour les liens entre raison et pulsion de domination. Pour Adorno et Horkheimer, la généalogie nietzschéenne de la morale permet – non sans ambivalence – d’éclairer les processus d’assujettissement propre au capitalisme et à sa rationalisation problématique des rapports sociaux. Plus généralement, Nietzsche est présenté comme un féroce critique de la théorie traditionnelle et ses abstractions idéalistes sans se montrer pour autant hostile au « mouvement universel de l’esprit souverain – qu’il se sentait lui-même appelé à parfaire » [6]. De leur côté, les Français se sont emparés de la pensée nietzschéenne pour exposer la pluralité des valeurs, leur conflictualité, la multiplicité des formes de vie et de rationalité. Porcher relève que l’épistémologie et l’histoire des sciences telle qu’elle s’est développée en France à la suite du positivisme va de pair avec l’évaluation de la rationalité scientifique comme de ses effets sociaux. Ces différentes reprises auraient alors en commun un rapport problématique à l’Aufklärung, se posant « le même genre de questions » [7] sur les prétentions de la rationalité (voire de la vérité) et de ses effets de pouvoir ou de domination. Comme le dit Foucault :
Dans l’histoire des sciences en France comme dans la théorie critique allemande, ce qu’il s’agit d’examiner au fond, c’est bien une raison dont l’autonomie de structure porte avec soi l’histoire des dogmatismes et des despotismes – une raison, par conséquent, qui n’a d’effet d’affranchissement qu’à la condition qu’elle parvienne à se libérer d’elle-même [8].
On peut lire les trois parties qui composent l’ouvrage comme un rigoureux déploiement de cette problématique foucaldienne abordée par le prisme de la « question-Nietzsche ». La première partie montre la place centrale de Nietzsche dans le dispositif critique dressé par Adorno et Horkheimer et revient sur les débats internes à la théorie critique autour de la figure de Nietzsche. La seconde expose l’hypothèse foucaldienne susmentionnée d’une division de la critique entre France et Allemagne, les Français pratiquant plus « indirectement » la critique par le truchement de « l’histoire des sciences en vue d’interroger l’état social présent » (p. 97). L’épistémologie de George Canguilhem y occupe une place charnière :
Elle offre tout d’abord un moyen heuristique de faire le départ entre la lecture foucaldienne de Nietzsche axée sur l’historicisation des normes sociales et celle de Deleuze dont l’interprétation s’oriente bien plutôt vers le problème des valeurs et de la vie des normes. Mais elle est aussi décisive, en ce qu’elle permet d’adopter sur les problèmes des normes sociales une nouvelle perspective qui n’est pas tant juridique et morale que biologique et créatrice (p. 15).
C’est à ces lectures de Nietzsche et Canguilhem par Deleuze et Foucault qu’est consacrée la troisième et dernière partie. Dans l’ensemble, Nietzsche se révèle être l’allié d’une critique de la normativité sociale et de ses effets sur les subjectivités. Il constitue également un point d’accroche pour amorcer une nouvelle philosophie sociale capable d’articuler les outils théoriques élaborés par les deux traditions critiques de part et d’autre du Rhin.
On ne pourra pas retracer le trajet effectué et les controverses finement rendues et problématisées dans chaque chapitre. Qu’on nous permette de prendre pour exemple la partie centrale de l’ouvrage, assez inattendue, qui assure la jonction entre théorie critique allemande et nietzschéisme français autour d’une histoire problématique de l’Aufklärung. Comme on l’a dit, Porcher suit Foucault lorsque ce dernier s’interroge sur le devenir des Lumières et identifie une bifurcation : se démarquant d’une critique allemande qui porte davantage sur les prétentions de la raison (Kant), la voie française s’est particulièrement illustrée dans une généalogie des pratiques et des discours scientifiques (Comte, Saint-Simon). Porcher, dans ces deux chapitres centraux (III et IV), redessine le tableau du rationalisme français à l’aune de ce problème des Lumières et saisit ce que provoque Nietzsche, en tant qu’opérateur critique et événement de pensée, au sein de ce parcours.
Durant le XIXe siècle, la philosophie sociale française d’inspiration comtienne a proposé une histoire évolutionniste des progrès scientifiques et établi le programme d’une rationalisation intégrale du social, supportée ou médiée par les sciences positives. Pour Comte, la Révolution fut un événement désorganisateur qui « aurait détruit le monde ancien sans se donner les moyens de construire le nouveau monde » (p. 101). Les Lumières, par un passage étroit, trouvent leur voie en France au moment où ces philosophies sociales engagent un diagnostic de l’actualité et identifient des pathologies révolutionnaires dont il convient de faire la critique : dès lors, ce positivisme n’est pas une simple chambre d’enregistrement des faits et une instance de validation de l’état des choses. Que devient cette évaluation des savoirs scientifiques dès lors que Nietzsche y intervient ? Les héritiers des positivistes français que sont Bachelard et Canguilhem sont également lecteurs de Nietzsche comme le souligne judicieusement Porcher. Bachelard est attentif au problème de l’évolution et de l’évaluation des valeurs puisque son projet consiste à juger les valeurs de la science dans son histoire. Fort de cette nouvelle perspective sur l’histoire des sciences, la pensée nietzschéenne en vient ce faisant à participer pleinement à ce « franc modernisme » définissant, pour Bachelard, l’attitude engagée de l’épistémologue (p. 116).
L’usage de Nietzsche est plus net chez Canguilhem que chez son prédécesseur. Comme le montre Porcher, la démarche canguilhemienne ne vise pas seulement à faire une généalogie évolutionniste du rationalisme et de ses critères, mais surtout à « interroger la valeur de la science positive dominante dans la culture moderne » (p. 134). La thèse du Normal et du pathologique est bien que le système d’évaluation porté par les sciences biologiques et la médecine détermine des normes qui ont des effets très concrets sur le corps et les subjectivités. Dans sa volonté de « restaurer le normal »[9], la science médicale s’octroie un pouvoir sur les corps où Canguilhem lit le « refus de considérer l’aspect proprement normatif de la vie et conduit (pour des raisons scientifiques et sociales) à passer sous silence ce qui fait l’altérité de la vie pathologique par rapport à la vie dite normale » (p. 138).
Les mérites de l’ouvrage de Porcher, en montrant la manière dont Nietzsche influence une diversité de positions critiques sont nombreux. D’une part cela permet de mieux comprendre certaines intuitions des philosophes étudiés. D’un autre côté, Nietzsche devient l’objet d’une confrontation qui rend possible la réévaluation d’une série de débats passés et de revivifier des problèmes actuels. Enfin, cette méthode offre de nouvelles perspectives de lectures de Nietzsche. La partie centrale de l’ouvrage que nous venons de résumer brièvement peut servir d’illustration : elle éclaire le chiasme franco-allemand, met en exergue un nietzschéisme assez inaperçu mais productif (celui de Bachelard), permet de comprendre à nouveau frais la filiation et la démarcation entre Bachelard et Canguilhem et invite à lire Nietzsche en regardant plus finement sont rapport aux sciences positives et à leur normativité.
Peut-être est-ce sur ce dernier point que l’ouvrage est le moins net. Car La question-Nietzsche ne mobilise pas souvent directement la source nietzschéenne. Elle hante le texte. On aurait parfois apprécié que ce Nietzsche-spectral soit plus présent au moment de faire apparaître les torsions et les discontinuités qui rendent possibles les reprises singulières patiemment étudiées dans le livre. Celui ou celle qui viendrait à se pencher sur l’ouvrage sans connaître les principaux axes de La généalogie de la morale pourrait d’ailleurs passer à côté des enjeux d’une telle démarche en définitive assez peu scolastique. Aussi, on pourrait regretter l’absence remarquée de Klossowski. L’éminent traducteur et commentateur de Nietzsche, bien que cité en passant, ne trouve pas véritablement sa place dans l’ouvrage alors même que Foucault et Deleuze, pris ici comme des « lecteurs de Canguilhem », lui doivent énormément [10]. On réduit sans doute le coefficient de friction entre histoire de la raison et histoire de la vie en se contentant d’évoquer le nom de Klossowski sans étudier les effets qu’il produit sur Foucault et Deleuze [11]. En effet, Nietzsche et le cercle vicieux, prend la philosophie des Lumières et son rationalisme scientifique (« l’intellect » dans les termes de Klossowski) à rebrousse-poil et sans dialectique en mettant en avant la manière dont la vie est avant tout un champ d’intensités qui échappe aux « propensions grégaires telles qu’elles se prononcent par tout ce qui est communicable, compréhensible, échangeable » [12]. Sans pouvoir commenter précisément ce passage, notons simplement que s’y trouvent valorisés les affects propres au développement de la singularité, de l’expérimentation, de la création. Dès lors qu’un corps est traversé par une intensité quelconque, ce qu’il peut en faire avec ses forces propres importe bien plus que la part universellement intelligible et communicable de cette expérience (pour le dire vite, dans sa fonction de communication, le langage est déjà une manière de désingulariser [13]). Ne prenons qu’un exemple des conséquences théoriques majeures d’une telle lecture de Nietzsche : l’inconscient qui reste arrimé chez Adorno aux topiques freudiennes se profile comme fondamentalement non-représentatif et productif avec Guattari et Deleuze, traversé par des intensités de toutes sortes avec lesquelles il bricole plutôt qu’arrimé à un sens caché et qu’il faudrait dévoiler. Cette prise de la « pensée 68 » avec des formes d’expérimentations dont la puissance politique et émancipatrice ne se mesure pas à leur degré de rationalité, fût-elle critique, cristallise assurément une incompréhension avec l’école de Francfort – et le marxisme plus généralement – qu’il serait intéressant d’interroger.
Par-delà ces réticences marginales, l’ouvrage de Porcher constitue une stimulante convocation à reprendre ce dialogue franco-allemand afin d’en faire lui aussi une question « ouverte et dynamique ». À la lecture de La question-Nietzsche, on se défait de quelques faux problèmes récurrents et l’on en sort chargé de nouveaux, politiques et urgents. Car ce qui apparaît dans la rencontre provoquée autour de Nietzsche entre les généalogistes français et la théorie critique post-hégélienne, c’est un social comme espace de luttes et de résistances plurielles et discontinues. Chacun interroge singulièrement la dimension proprement normative et morale de la vie sociale, son historicité et les conflits qui l’animent. Ces derniers se déroulent tout à la fois au plan des institutions qui ne parviennent pas à mettre en œuvres « les promesses et les attentes normatives » (p. 226) qui leur sont immanentes [14] mais aussi à l’échelle micopolitique, là où la normativité façonne de manière « plus diffuse et même retorse » (p. 227) les individus et leurs environnements. On y voit en creux l’invitation à renouveler nos diagnostics sur une actualité inquiétante où le capital, « au carrefour du vital et du social » pour reprendre à notre compte le sous-titre de l’ouvrage, mène son entreprise planétaire de normativité comme de destruction des subjectivités et des milieux.
[1] L’exemple classique donné par Deleuze est la mécompréhension plus ou moins obstinée de la notion d’esclave chez Nietzsche. L’esclave n’est évidemment pas un concept sociologique ou politique mais une notion critique à l’égard des tendances et des valeurs grégaires qui animent certaines formes de culture. Les « névroses nationales » (Ecce Homo, Le cas Wagner, § 2) comme les aspirations bourgeoises à accumuler de l’argent sont par exemple vivement attaquées dans cette perspective sans qu’on puisse ranger les individus qui les portent dans une classe sociale unique et subalterne.
[2] Deleuze G., « Préface pour l’édition américaine de « Nietzsche et la philosophie » », in Deux régimes de fous, Paris, Minuit, 2003, p. 191.
[3] L’auteur revendique d’emblée une perspective de philosophie sociale critique défendue en Allemagne par Axel Honneth et, dans son sillage en France, par Franck Fischbach (Manifeste pour une philosophie sociale, Paris, La Découverte, 2009).
[4] Après la critique sans reste d’Habermas (dans Les discours philosophiques de la modernité. Douze conférences, trad. Bouchindhomme C., Rochlitz R., Paris, Gallimard Tel, 1988), Porcher montre le regain d’intérêt pour la méthode de l’enquête généalogique dont fait preuve Honneth en relisant Foucault (en particulier dans Critique du pouvoir. Michel Foucault et l’École de Francfort, élaborations d’une théorie critique de la société, trad. Dautrey M., Voirol O., Paris, La Découverte, 2017).
[5] En particulier à partir de Foucault M., Qu’est-ce que la critique ? suivi de La culture de soi, Paris, Vrin, 2015.
[6] Adorno T. W., Horkheimer M., Dialectique de la raison, trad. Kaufholz E., Paris, Gallimard, 1974 p. 59. Cité dans La question-Nietzsche, p. 37.
[7] Foucault M., « La vie : l’expérience et la science », Dits et écrits, t. 2, Paris, Gallimard, 2001, p. 1586. Cité dans La question-Nietzsche, p. 98.
[8] Ibid.
[9] Canguillhem G., Le normal et le pathologique, Paris, Puf, 2013, p. 17. L’expression de « restauration » revient à plusieurs reprises pour qualifier la visée thérapeutique.
[10] On renvoie en particulier aux actes du colloque à Royaumont de 1964 dirigé par Deleuze : Cahiers de Royaumont. Nietzsche, Paris, Minuit, 1964. Foucault et Deleuze y sont frappés par la conférence de Klossowski sur la doctrine de l’éternel retour. En amont, on trouve déjà chez Foucault un vif intérêt pour Klossowski dans « La prose d’Actéon », La Nouvelle Revue française, n° 135, mars 1964, p. 444-459. Republié dans Dits et écrits, t. 1, Paris, Gallimard, 1994, p. 326-337. Il se vérifie encore dans la correspondance (publiée en partie dans les Cahiers pour un temps : Klossowski, Paris, Centre Pompidou, 1985), la proximité avec Tel Quel et la pensée de Foucault sur la monnaie comme institution. Pour Deleuze, Différence et répétition, Logique du sens ainsi que L’Anti-Œdipe témoignent immédiatement de cette proximité. On pourra aussi regarder les discussions lors de colloque de Cerisy consacré à Nietzsche en 1972 en particulier le premier volume : De Gandillac, M. et Pautrat, B. (dir.), Nietzsche aujourd’hui? I. Intensités, Paris, Hermann, 2011.
[11] Bataille, autre membre du Collège de sociologie ou encore Blanchot sont aussi absents. On n’y insisterait pas si on n’y trouvait pas justement un motif réel de scission entre les réceptions de Nietzsche en France et en Allemagne.
[12] Klossowski P., Nietzsche et le cercle vicieux, Mercure de France, 1969, p. 248.
[13] Voir Marton S., « Langage (Sprache) », dans Astor D. (dir.), Dictionnaire Nietzsche, Paris, Robert Laffont, 2017, p. 527-532.
[14] C’est le registre des pathologies sociales (Sozialpathologien) qui correspond à ce style d’analyse. Sur ce sujet, voir Honneth A., La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, trad. Voirol O., Rusch P., Dupeyrix A., Paris, La Découverte, 2006.