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L’impossible de Flash

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Les méta-humains et la science

    Raphaël Faon – CRAL – EHESS – site personnel 

My name is Barry Allen, and I am the fastest man alive. When I was a child I saw my mother killed by something impossible, my father went to prison for her murder, then an accident made me the impossible. To the outside world I’m an ordinary forensic scientist, but secretly I use my speed to fight crime and find others like me, and one day, I’ll find who killed my mother and get justice for my father. I am The Flash!

Tous les épisodes de la série télévisée The Flash[1] débutent par ce prologue du superhéros dans une séquence d’introduction[2] qui vaut pour tout générique et qui énonce, à la manière des bandeaux de première page des comic books américains, une biographie synthétique du personnage éponyme[3]. Pourtant ce prologue qui ne dure que la moitié d’une minute, aussi rapide que Flash l’est dans sa course, tragique par les thèmes qu’il aborde, ne fait pas que présenter le personnage, son pouvoir et sa double identité, comme c’est généralement le cas dans les bandes dessinées de superhéros dont les auteurs veillent à ce que l’action demeure compréhensible pour d’éventuels nouveaux lecteurs ; au contraire, il est exprimé par le personnage lui-même, et c’est ce procédé de focalisation interne qui rend la situation mystérieuse et lacunaire. Flash veut savoir, tout comme le spectateur avec lui.

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Au premier abord, du point de vue narratif, l’« impossible » sibyllin dont il est question, traduit dans la version française par « inimaginable », est un tour de force, car l’incompréhension même du héros pour l’existence de choses impossibles ou incompréhensibles au sein d’un récit de science-fiction agit comme un effet de réel, ce qui prend à rebours les analyses qui se veulent scientifiques des pouvoirs des superhéros lorsqu’elles cherchent vainement à démontrer l’évidence de cette impossibilité en s’appuyant sur les lois de la physique[4] ; au niveau diégétique, cet « impossible » désigne en premier lieu les superpouvoirs, ceux qui en sont dotés ainsi que leurs actions. Ainsi, la première quête de Flash est de comprendre cet impossible dans son corps même et de trouver « les autres comme lui » ; la seconde est celle de la justice, puisqu’il s’agit d’un meurtre comme souvenir d’enfance à élucider, puisqu’il s’agit au-delà, de « combattre le crime » et d’ « obtenir la justice » ; enfin, il faut prendre en considération l’instrument privilégié dans les aventures du héros pour remplir ces deux missions : la science.

Je propose d’étudier la série à partir de son prologue pour dégager ce qui me semble être la particularité de The Flash dans le paysage des séries contemporaines : il s’agit moins d’une série de superhéros, moins d’une série policière, que d’une série médicale dans son usage de la science ; pour défendre cette thèse, il faut interpréter et concevoir métaphoriquement « l’impossible » du prologue face à la science et à la justice qui entretiennent avec lui une relation ambigüe ; l’articulation de ces trois éléments condense en effet un certain nombre de problèmes philosophiques : il s’agit du rapport entre la science et le pouvoir, du rapport entre la vérité « scientifique » et son usage en matière de justice, du rapport enfin entre le normal et l’« impossible », ce qui pose la question de l’anormalité qui une fois médicalisée devient dans les discours scientifiques le pathologique. Défaire ces relations dans une perspective critique permet grâce à la fiction de dévoiler la part imaginaire de la science qui se rêve comme relève de la justice et qui désire, en tant qu’instance, devenir superpouvoir.

Je vais commencer par rappeler succinctement quelques éléments de l’intrigue initiale qui pourront permettre à ceux qui n’ont pas regardé la série d’apprécier néanmoins la pertinence de cette analyse :

Barry Allen, un jeune analyste scientifique qui travaille pour la police de Central City, est victime un soir d’une catastrophe technologique : alors que la ville célèbre l’inauguration de l’accélérateur de particules du laboratoire S.T.A.R. Labs dirigé par le docteur Wells, un accident se produit et une partie de l’accélérateur explose, libérant un nuage de particules qui se mêlent à la nuit orageuse. Frappé par un éclair, Barry devient l’homme le plus rapide du monde. Ce nuage a fait sur son passage d’autres victimes, que l’on nomme les méta-humains, et qui ont gagné des capacités spéciales ; par exemple, le pouvoir de se cloner, le pouvoir de se métamorphoser, le pouvoir de se téléporter, le pouvoir de se transformer en gaz, de s’enflammer ou encore de contrôler le climat. Aidé par l’équipe scientifique de S.T.A.R. Labs, Flash apprend à contrôler et accroitre sa vitesse, et lorsqu’il s’agit d’affronter d’autres méta-humains et qu’elle ne suffit pas à les vaincre, ces alliés lui fournissent les appareils et gadgets technologiques nécessaires; ils restent en contact avec lui hors du laboratoire grâce à divers moyens de communication à distance. Lorsque les méta-humains sont capturés, ils sont enfermés dans des salles de l’accélérateur de particules transformées en cellules individuelles. 

Ce rapide résumé montre combien la science est omniprésente dans la série et pour comprendre l’usage qui en est fait, ainsi que ses différentes fonctions, il est intéressant de partir des lieux où elle s’exerce. En effet, si la science est déjà présente dans la vie de Barry Allen avant qu’il n’acquière ses pouvoirs, comme c’est le cas pour de nombreux superhéros, à l’instar de Spiderman ou Hulk,  Flash a la particularité de travailler dans le laboratoire scientifique de la police, ainsi qu’il l’énonce dans le prologue, ce qui devrait naturellement orienter la série vers le genre policier. Une première adaptation télévisuelle qui porte le même nom : The Flash[5], réalisée en 1990, entre la sortie du film Batman[6] de Tim Burton, et la diffusion de la série Lois & Clark : les nouvelles aventures de Superman[7], est une série policière, où les enquêtes sont classiques. Grâce aux analyses du laboratoire scientifique de la police, Flash peut débusquer les malfaiteurs et les arrêter avant que la police n’intervienne, car sa seule vitesse extraordinaire suffit pour arrêter les criminels ordinaires. Or, vingt-cinq ans plus tard, cette nouvelle adaptation de Flash ne se focalise pas sur le laboratoire scientifique de la police, à l’inverse des séries policières en vogue où les protagonistes sont des enquêteurs scientifiques comme dans CSI : Les experts[8] ou Bones[9], — même si l’on peut songer que rétrospectivement la première adaptation de Flash à la télévision est une sorte de précurseur pour ces séries ; l’activité  « ordinaire » d’analyste scientifique de la police du héros fonctionne comme un alibi pour masquer une science de la nuit à l’œuvre, qui agit « secrètement » comme l’indique le prologue.

Le véritable lieu de la science dans la série Flash de 2014, c’est le laboratoire scientifique S.T.A.R. Labs dont l’acronyme signifie : Scientific and Technological Advanced Research Laboratories ; ce laboratoire, au-delà de ses fonctions de recherche, est à la fois le lieu de la catastrophe, sorte d’événement primordial où la science dispense les pouvoirs, le lieu d’examen et d’entrainement du corps de Flash, le lieu de contrôle et de surveillance du monde extérieur par des moyens de télécommunications et d’espionnage bien supérieurs à ceux dont dispose la police de Central City, le lieu de production d’armes et d’outils technologiques pour faire face aux habiletés particulières et spectaculaires des méta-humains, et enfin, le lieu d’incarcération des méta-humains arrêtés dans les couloirs de l’accélérateur de particules : ce lieu est si important dans la série qu’il constitue le décor d’un très grand nombre de scènes, et qu’il apparait même pendant les missions du héros comme ses acolytes scientifiques communiquent avec lui et le guident en temps réel pour s’orienter dans la ville et battre ses adversaires.

Il faut souligner qu’il s’agit d’un laboratoire privé, contrairement au laboratoire de la police scientifique, et qu’il y a une rupture avec les principes des séries policières et de la première adaptation de Flash : ici, non seulement la science n’est plus subordonnée à la police, mais elle agit, par l’intermédiaire de Flash et de ses appareils technologiques, comme la police ; au-delà, elle remplace également l’appareil judiciaire et les institutions carcérales puisque les méta-humains sont soustraits à la justice des hommes, se trouvent emprisonnés sans avoir été jugés, et dans un lieu spécifique qui doit neutraliser la puissance de leurs capacités exceptionnelles. Plus puissante que les plus puissants, la science  dans la série comme une institution totalitaire, surplombant la société et surveillant toutes les dimensions de la vie, comme elle est capable à la fois de façonner et transformer la vie en produisant des êtres d’exception, puis de les soustraire à la justice en s’y substituant dans une logique d’exception qui suspend le droit ordinaire.

Pour comprendre la suite de glissements qui permettent de faire de la science une instance de justice et un instrument de pouvoir, il semble intéressant de partir de l’enquête qui, comme nous l’avons dit, n’appartient pas au registre policier, mais correspond davantage au genre médical : en effet, l’investigation sur l’impossible de Flash est avant tout un travail étiologique, puisqu’il s’agit d’identifier et de classer les mutations que l’incident scientifique a rendues possibles. De ce point de vue, la série est bien plus proche des diagnostics d’un Dr House[10] que des séries policières où l’enquête progresse par des moyens scientifiques, et c’est ainsi qu’elle met en scène tout un arsenal technologique destiné à analyser les corps. Il s’agit avant tout de l’entrainement de Flash, couvert d’électrodes, observé par des moniteurs, en train de courir sur les tapis roulants de S.T.A.R. Labs ; mais il s’agit aussi de passer au travers du corps, par les analyses produites sur les méta-humains qui ne sont pas présents : analyses du sang, des cellules, de l’ADN, analyses de fragments de corps à une échelle microscopique pour comprendre les mutations et expérimenter sur elles. On pourrait rétorquer que ces éléments sont déjà présents dans le cadre des séries policières, de l’autopsie des victimes aux analyses ADN des suspects, mais il faut bien voir que ces moyens scientifiques sont employés dans une logique totalement différente puisqu’il ne s’agit pas de rechercher une personne mais de rechercher sur une personne et dans une personne les signes d’une mutation à neutraliser, d’une différence considérée comme un danger : le crime de la série policière n’est pas nécessaire pour procéder aux analyses, dans la mesure où ce qui tient lieu de crime est la biologie même des corps qui ont muté.

Le premier glissement à l’œuvre est produit par la logique médicale de l’étiologie : l’impossible de Flash est alors considéré comme une pathologie, il s’agit d’un impossible au regard des conditions ordinaires de la biologie du vivant ; les méta-humains sont dans cette perspective considérés comme des malades qu’il faudrait guérir. Deux remarques montrent les limites d’une interprétation du superpouvoir comme pathologie, de la mutation comme maladie : en premier lieu, tous les méta-humains sont des survivants de la catastrophe : ils existent dans une forme nouvelle, se sont adaptés à l’extrême là où ils auraient dû mourir, ils semblent donc plus adaptés à la pression du milieu que ne l’est le normal de l’espèce. Par ailleurs, dans la perspective où le superpouvoir est une pathologie, la différence de traitement entre Flash et les méta-humains par le laboratoire est très ambivalente : Flash subit un entrainement et des examens quotidiens, à la manière d’un sportif de haut niveau pour accroitre sa vitesse, pour renforcer son pouvoir, en employant des outils technologiques avancés, à l’endroit même où ces mêmes outils sont employés pour réduire, dans l’espoir d’une disparition totale, les pouvoirs des autres méta-humains, et tout fonctionne comme si la proximité de Flash avec la science l’emportait sur son appartenance à la communauté des méta-humains pour que la science puisse l’employer comme collaborateur.

En considérant l’impossible comme pathologie, on touche alors un des problèmes fondamentaux de la philosophie des sciences et de l’action médicale, qui est celui de la délimitation entre le normal et le pathologique, et des conditions requises pour qu’une situation normale pour le corps biologique, en ce qu’elle lui permet de vivre, devienne pathologique au regard de critères externes au corps en question. Pour mettre en perspective de manière critique ce glissement de l’étiologie vers la pathologisation de la différence en ce qui concerne les méta-humains de Flash — et au-delà, ceux qu’ils peuvent métaphoriquement représenter hors de la fiction, il est pertinent de se remémorer les analyses de Canguilhem sur les critères de normativité dans Le normal et le pathologique :

Pour apprécier le normal et le pathologique il ne faut pas limiter la vie humaine à la vie végétative. On peut vivre à la rigueur avec bien des malformations ou des affections, mais on ne peut rien faire de sa vie, ou du moins on peut toujours en faire quelque chose et c’est en ce sens que tout état de l’organisme, s’il est adaptation à des circonstances imposées, finit, tant qu’il est compatible avec la vie, par être au fond normal. Mais cette normalité est payée du renoncement à toute normativité éventuelle. L’homme, même physique, ne se limite pas à son organisme. L’homme ayant prolongé ses organes par des outils, ne voit dans son corps que le moyen de tous les moyens d’action possibles. C’est donc au-delà du corps qu’il faut regarder pour apprécier ce qui est normal ou pathologique pour ce corps même[11].

C’est donc « au-delà du corps » des méta-humains qu’il faut regarder pour comprendre cette pathologisation, et c’est en franchissant le corps que s’opère le troisième glissement à l’œuvre dans la série Flash : de la pathologie, on passe à une nouvelle interprétation de l’impossible qui est celle de la psychiatrie, et cela moins comme on pourrait s’y attendre si l’on considérait l’ « au-delà du corps » comme étant l’esprit, l’état mental, des méta-humains que parce qu’il s’agit d’un réseau de normes extérieures au corps biologique des méta-humains qui est projeté sur ce dernier par le corps social. Loin d’être « spirituel », l’impossible de Flash est ici un impossible social, idée que l’on peut défendre à partir du cours de Michel Foucault au Collège de France intitulé Les anormaux en observant le traitement des méta-humains.

On peut analyser de deux manières l’absence de procès des méta-humains : soit on considère que les geôles de S.T.A.R. Labs fonctionnent comme un hôpital psychiatrique, que les détenus sont des patients irresponsables — après tout, ils tiennent leur pouvoir d’un accident traumatisant, leur corps a été mis à l’épreuve, et la science est responsable ; et lorsqu’il est question de leur enfermement dans la série, les scientifiques prétendent qu’il est temporaire et qu’ils ne seront détenus que le temps de faire des recherches pour pouvoir les soigner. Pourtant, le laboratoire est bien plus préoccupé par la recherche, le dépistage de nouveaux méta-humains en tant que maladie du corps social et par les performances de Flash que par ce rôle thérapeutique, qui est moins le but de l’institution que son argument pour incarcérer. Partant, on peut considérer qu’avec l’absence de procès, la condamnation est double, et que ce qui vaut l’incarcération n’est pas seulement le crime commis au moyen d’un pouvoir exceptionnel, mais ce pouvoir lui-même inscrit dans les corps : les méta-humains sont alors condamnés non seulement pour leurs actes mais pour ce qu’ils sont, pour leur caractère mutant, déviant, et les dangers qu’il représente.

L’impossible dont parle Flash dans le prologue comporte cette double condamnation et est très instructif sur la manière dont s’est faite la représentation du criminel comme personnage monstrueux par l’intermédiaire de la psychiatrie, représentation qui continue d’agir sur les conceptions du monde et dans l’imaginaire. L’impossible en effet, recouvre d’abord le crime qui a valu la mort de la mère du héros, et seulement dans un second temps, il désigne les pouvoirs exceptionnels acquis par Flash, et lorsque Michel Foucault analyse précisément la catégorie du monstre dans Les anormaux, il écrit que « le monstre combine l’impossible et l’interdit ». Il apparaît donc que les méta-humains de la série Flash, s’ils sont des personnages de science-fiction, sont aussi tributaires du personnage créé par la psychiatrie qui est celui du criminel monstrueux, du criminel né, qui est moins coupable d’un crime, que d’avoir une personnalité criminelle ; en effet, dans la série, tous les méta-humains sont des criminels avant d’acquérir leurs pouvoirs, — ils les obtiennent même au moment de leurs crimes, et si Michel Foucault écrit que l’objectif de l’analyse psychiatrique dans un contexte judiciaire est de montrer que « l’individu ressemble déjà à son crime avant de l’avoir commis », on pourrait dire également que dans Flash, les méta-humains ressemblent déjà à leur pouvoir avant de l’avoir obtenu.

Cette confusion entre le crime et le superpouvoir, entre le crime et la capacité exceptionnelle permet de passer du pathologique au psychiatrique, si l’on considère qu’il s’agit pour S.T.A.R. Labs moins de soigner que de contrôler les méta-humains, moins de guérir que de défendre la société ; le pouvoir exercé par le laboratoire est alors avant tout un pouvoir de normalisation exprimé contre les superpouvoirs des méta-humains qui, sur le modèle de la folie, constituent une « technologie de l’anormal » que la science emploie pour assurer « une fonction de protection et d’ordre » :

À partir du moment où la folie se donne effectivement comme technologie de l’anormal, des états anormaux fixés héréditairement par la généalogie de l’individu, […] le projet même de guérir n’a pas de sens. […] À partir de cette médicalisation de l’anormal, à partir de cette impasse sur le maladif et donc sur le thérapeutique, la psychiatrie va pouvoir se donner effectivement une fonction qui sera simplement une fonction de protection et d’ordre. […] Elle devient la science de la protection scientifique de la société, elle devient la science de la protection biologique de l’espèce. […]  Elle a pu effectivement (et c’est ce qu’elle a fait à la fin du XIXe siècle) prétendre se substituer à la justice elle-même ; non seulement à la justice, mais à l’hygiène ; non seulement à l’hygiène, mais finalement à la plupart des manipulations et contrôles de la société, pour être l’instance générale de défense de la société contre les dangers qui la minent de l’intérieur[12].

Si cette analyse, transposée dans l’univers fictif de Flash vaut, c’est parce qu’on trouve exprimé de manière métaphorique une sorte d’inconscient en ce qui concerne d’abord les anormaux, sous l’angle du monstrueux et de l’incorrigible pour reprendre les distinctions de Foucault, mais également en ce qui concerne en miroir la réaction de la société face à cette anormalité, la réponse de la psychiatrie comme institution qui passe d’une catégorie à une autre, de la justice à l’hygiène, puis de l’hygiène au contrôle, dans une série de glissement analogues à ceux qui se produisent pour interpréter l’impossible de Flash, de l’étiologie à la pathologie, et de la pathologie à la psychiatrie, ce qui change à la fois la représentation que l’on se fait des méta-humains, et les fonctions que l’institution scientifique s’assigne elle-même, ce que l’on peut résumer par le schéma suivant :

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La présence de ces constructions au sein de l’imaginaire indique à quel point elles sont encore puissantes dans les représentations mentales, car loin de les voir comme une sorte de vestige de la bande-dessinée Flash, que l’on pourrait penser comme étant plus tributaire de ces représentations du monstre criminel et de la science dans le contexte social des années 60, il faut au contraire penser combien la série Flash qui adapte la bande- dessinée dans un contexte contemporain, actualise ces représentations, et montre les problèmes qu’elles posent aujourd’hui ; au-delà, s’il faut continuer la comparaison entre la bande- dessinée et la série, on remarque même que ces représentations, du fait mécanique des avancées scientifiques et technologiques, sont bien plus présentes dans l’adaptation télévisuelle que dans l’œuvre originale, et que les problèmes qu’elles posent, que l’on peut déconstruire en en faisant la généalogie, ne sont pas résolus.

Cependant, si cette analyse vaut, il n’est jamais question de la psychiatrie dans la série, de la psychiatrie en tant que telle, ce qui indique peut-être la manière dont s’est actualisée cette forme de pouvoir, la manière dont elle a changé de peau : dans la série, la psychiatrie de Foucault, au tournant des deux siècles précédents, c’est la science de S.T.A.R. Labs aujourd’hui ; plutôt que de penser qu’il s’agit d’un pouvoir psychiatrique qui ne dit pas son nom, il faudrait plutôt considérer que si la science était l’instrument de la psychiatrie, de la même manière qu’elle était l’instrument de la police dans le laboratoire de Flash, elle s’est émancipée de ces cadres institutionnels qui lui ont donné sa puissance, et qu’au contraire la situation s’est inversée au point que la psychiatrie et la police, mais aussi la justice, sont devenues les instruments de la science, et les moyens de toutes les institutions, la fin de toute institution.

Dans cette perspective d’anticipation, où la science devient la forme la plus pure du pouvoir — pour le dire autrement, une instance de superpouvoir, il faut garder à l’esprit que les laboratoires S.T.A.R. Labs sont une institution privée, qui dépasse les règles des institutions publiques assimilées ; et en se substituant au rôle de l’État dans une sorte de perpétuel état d’exception, la science propose en en remplaçant toute la substance, une psychiatrie sans esprit, une justice sans droit et une police sans loi. Cette représentation de la science dans une œuvre de science-fiction au caractère dystopique permet de questionner le rapport qui semble aller de soi entre la vérité scientifique dont la logique expérimentale se veut objective et la pratique de la justice, et plus généralement, le rapport entre le savoir et le pouvoir. On pourrait penser que la science comme institution totale, comme institution qui a subverti toutes les institutions rend la série invraisemblable, grotesque, et pour reprendre le mot de Flash, impossible ; or, je voudrais souligner l’actualité de ce problème en soulignant le grotesque de situations bien réelles à l’intersection du judiciaire et du scientifique qui montrent qu’il est nécessaire de déconstruire l’idée d’une appartenance entre la vérité et la justice, qui est ainsi mise à nu dans l’expertise psychiatrique analysée par Michel Foucault :

C’est après tout un des présupposés les plus immédiats et les plus radicaux de tout discours judiciaire, politique, critique, qu’il existe une appartenance essentielle entre l’énoncé de la vérité et la pratique de la justice. Or, il se trouve que, au point où viennent se rencontrer l’institution destinée à régler la justice, d’une part, et les institutions qualifiées pour énoncer la vérité, de l’autre, au point, plus brièvement, où se rencontrent le tribunal et la savant, où viennent se croiser l’institution judiciaire et le savoir médical ou scientifique en général, en ce point se trouvent être formulés des énoncés qui ont le statut de discours vrais, qui détiennent des effets judiciaires considérables, et qui ont pourtant la curieuse propriété d’être étrangers à toutes les règles, même les plus élémentaires, de la formation d’un discours scientifique ; d’être étrangers aussi aux règles du droit et d’être […] au sens strict, grotesques[13].

Avant de conclure, à partir de ces considérations sur le rapport de la science avec les méta-humains je vais revenir une dernière fois sur  l’énigmatique impossible du prologue ; l’impossible dont parle Flash, c’est l’impossible de la société, et c’est également en termes sociologiques qu’il faut considérer la métaphore des méta-humains pour faire de la fiction un instrument critique et politique qui permet d’agir et de penser dans le monde contemporain. Si la science s’acharne à scruter les corps dans la série, c’est parce que, comme la folie, ou la dégénérescence pour la psychiatrie, le caractère mutant n’est pas visible, et pour le dire comme Erving Goffman, la minorité des méta-humains portent en elle un stigmate invisible[14]. En effet le thème du secret et de l’invisibilité hante la série, en ce qui concerne le héros et la difficulté avec laquelle, à l’instar de Spider-Man, il mène une double vie, avec toutes les tensions que peuvent produire un habitus clivé, mais également en ce qui concerne les méta-humains qu’il faut traquer par une enquête plus étiologique que policière. Sous cet angle, la mission de la science est de traquer un ennemi invisible présent dans le corps social, et de produire un travail d’épuration.

L’épuration du corps social par la science pose bien entendu la question du racisme, a fortiori lorsqu’on pense à la genèse du racisme en tant que doctrine scientifique, ainsi que de l’eugénisme, puisqu’il s’agit d’exclure par la science les mutations génétiques anormales des méta-humains. Néanmoins cette forme de racisme a ceci de particulier d’être une forme de racisme intérieur, où le corps social agit sur ses propres membres plutôt que de s’opposer à un autre groupe, et c’est encore dans le pouvoir de la psychiatrie que Michel Foucault identifie l’apparition de ce « racisme contre l’anormal » à la fin du XIXe siècle :

Le racisme qui nait dans la psychiatrie de cette époque, c’est le racisme contre l’anormal, c’est le racisme contre les individus qui, étant porteurs soit d’un état, soit d’un stigmate, soit d’un défaut quelconque, peuvent transmettre à leurs héritiers, de la manière la plus aléatoire, les conséquences imprévisibles du mal qu’ils portent en eux, ou plutôt du non-normal qu’ils portent en eux. C’est un racisme donc qui aura pour but la fonction non pas tellement la prévention ou la défense d’un groupe contre un autre, que la détection, à l’intérieur même d’un groupe, de tous ceux qui pourront être porteurs effectivement de danger[15].

La série Flash, même si cela est moins central que dans une autre mythologie de superhéros, celle des mutants d’Uncanny X-Men[16] — et il est très intéressant de voir que le concept d’uncanny, d’inquiétante étrangeté joue ici le même rôle que l’impossible de Flash et qu’il doit également être compris comme l’expression d’un caractère inhabituel pour les normes sociales dominantes — permet de mettre en scène avec les méta-humains une réflexion sur le racisme et l’exclusion, et sur la vie minoritaire lorsqu’on porte secrètement un stigmate invisible ou une différence infamante, a fortiori lorsqu’elle est criminalisée, interdite et considérée comme impossible.

            Pour conclure, je voudrais insister sur le fait que la série possède une dimension critique et que je n’ai décrit qu’un moment de l’intrigue, qu’une situation qui va devoir être surmontée par le héros, car en effet, la science manipule Flash dans tous les sens du terme : non seulement en employant son corps comme instrument, mais également en le détournant du bien qu’il croit accomplir. Par exemple, le laboratoire scientifique l’encourage à accroitre ses performances au détriment de l’intérêt général, Puis Flash et l’équipe de S.T.A.R. Labs se rendent compte que le professeur Wells, qui dirige le laboratoire est moins innocent qu’il ne le prétend. Enfin, lorsque Flash se rend compte que les méta-humains sont en danger dans la prison qu’est devenu l’accélérateur de particules, il n’hésite pas à enfreindre la loi, ou plus exactement, à enfreindre l’infraction autorisée de la loi par la science, en s’alliant avec son pire ennemi, Captain Cold, pour organiser le transfert des méta-humains captifs, qui se soldera par une évasion. — La mission de Flash peut alors apparaitre comme étant non pas de contrôler et de réduire l’impossible, mais de le décriminaliser, et de transformer l’impossible en autant de possibilités d’existence.


[1] The Flash est une série télévisée américaine créée par Greg Berlanti, Andrew Kreisberg et Geoff Johns, dont la première saison de 23 épisodes a été diffusée d’octobre 2014 à mai 2015 sur le réseau The CW.

[2] https://youtu.be/irxulSWL_qg

[3] Célèbre, reconnaissable par son costume rouge vif orné d’un éclair, le personnage de Flash remonte à l’âge d’or des comics (1938-1954) puisqu’il apparait après Superman et Batman, en 1940, dans Flash Comics (#1 (1940) – #104 (1949)), créé par Gardner Fox et Harry Lampert, pour All-American Publications. Cependant au cours des récits, le héros va être doté de plusieurs « identités civiles », dont le personnage de Barry Allen, crée en 1956 alors que Detective Comics décide de relancer le personnage, et à partir de 1959, profitant du regain d’attention pour les superhéros, de reprendre la publication de ses aventures sous le titre The Flash (#105 (1959) – #350 (1985)) recréé par John Broome et Carmine Infantino. Comme l’indique le titre identique, c’est de ce Flash de l’âge d’argent que s’inspire cette série télévisée.

[4] Par exemple The Science of Superheroes, Lois H. Gresh et Robert Weinberg, John Willey, New-York, 2002.

[5] The Flash, série télévisée américaine créée par Paul DeMeo et Danny Bilson pour la chaîne CBS qui comporte 22 épisodes diffusés de septembre 1990 à mai 1991.

[6] Batman, Tim Burton, Warner Bros, 1989.

[7] Lois & Clark : the new adventures of Superman, Deborah Joy LeVine, Warner Bros., ABC, 1993-1997.

[8]  CSI : Crime Scene Investigation, Jerry Bruckheimer, CBS, 2000-2015.

[9] Bones, Hart Hanson, 20th Century Fox, Fox TV, 2005 – présent.

[10] House M.D., David Shore, Universal/NBC, Fox, 2004-2012.

[11] Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1966.

[12] Michel Foucault, Les anormaux, Cours au collège de France 1974 – 1975, Gallimard/Seuil, 1999.

[13] Ibid.

[14] Cf. Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, 1963 ; traduit de l’anglais par Alain Kihm, Paris, Éditions de Minuit, 1975.

[15] Michel Foucault, op. cit.

[16] Uncanny X-Men, crée par Stan Lee et Jack Kirby en 1963 pour Marvel Comics.

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